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Patrick Schmoll

L'Entreprise Inconsciente





INTRODUCTION




      Ce livre a un double objet.
      Plutôt qu'un ouvrage de management, il est une réflexion sur le management des entreprises, c'est-à-dire une approche de leur organisation en tant qu'ensemble humain. Mais il est aussi, inévitablement et indissociablement, par les caractéristiques des entreprises concernées, une approche de la psychologie des dirigeants d'entreprises.
      En raison de notre expérience, nous nous sommes en effet centré sur les petites et moyennes entreprises, les PME. Leur management présente des spécificités telles qu'elles justifient qu'on leur consacre un ouvrage distinct : on ne peut en parler comme on traite habituellement du management dans des entreprises de grande taille.
      Ces spécificités, on le verra tout au long de notre réflexion, tiennent, d'une part, aux dimensions dites humaines de ces entreprises, et d'autre part, au phénomène de l'omniprésence du dirigeant, dirigeant qui est de surcroît souvent le créateur de l'entreprise.

Dimensions humaines des PME

      Les dimensions de ces entreprises sont qualifiées "d'humaines" en ce que chacun y connaît à peu près tout le monde. C'est probablement la meilleure définition d'une PME, qui ne la fait pas dépendre d'un chiffre arbitraire (50, 100 ou 250 salariés ?), mais d'une forme de rapport entre les hommes et l'organisation dans laquelle ils travaillent : C'est une entreprise où le patron est encore capable de désigner chacun de ses salariés par son nom.
      Ces dimensions exercent leurs effets sur le management à travers un certain nombre de contraintes :

1/ Contrainte d'adaptabilité au groupe

      Tout le monde y connaissant tout le monde, chacun doit apprendre à vivre avec les autres. Dans les grandes organisations, la spécialisation et la compartimentation des activités, la hiérarchie, les procédures créent des habitudes, des codes de conduite avec les autres, à la fois dans le travail à accomplir et dans les relations personnelles, qui permettent de ménager des "territoires", des espaces de liberté échappant au contrôle des autres et de l'organisation. La taille de l'organisation autorise une mobilité interne qui permet à chacun de se dire qu'il ne vivra pas indéfiniment avec les mêmes collègues de travail : régulièrement, les uns quittent le service et d'autres y arrivent. Le désintérêt ou les conflits peuvent trouver une solution par des mutations des intéressés dans des services ou des établissements de la même organisation où ils n'étaient pas connus antérieurement et leur donnent l'occasion d'un nouveau départ.
      Dans une organisation de taille petite ou moyenne, les possibilités de mobilité interne par promotion ou mutation sont plus réduites. La mobilité est généralement externe : on est dedans ou on est dehors. Et les déplacements à l'intérieur de l'entreprise, d'un poste ou d'un service à l'autre, n'empêchent pas, dans ces organisations ou chacun a à faire avec tout le monde, qu'on se retrouve en fait toujours avec les mêmes personnes. Il n'est pas possible d'échapper au regard constant des mêmes collègues et au contrôle plus ou moins direct du même patron. On est donc dedans ou dehors, mais si on est dedans, il faut apprendre à vivre avec les autres.
      Les relations y sont aussi plus personnalisées : l'implication au travail y étant plus importante, en raison du contrôle plus étroit, mais aussi, le cas échéant, d'un contact plus personnel et plus stimulant avec le chef d'entreprise, le travail empiète parfois sur la vie privée, les frontières entre le professionnel et le domestique deviennent plus difficiles à tenir. Comme dans les grandes entreprises, on emporte du travail à la maison, les amis avec qui on sort le soir sont des collègues de travail. Mais, alors que l'organisme de grande taille permet de sélectionner les collègues avec qui on a envie de se retrouver en dehors du travail, et de les éviter quand on n'a plus envie de les voir, cette sélection et cet évitement sont plus difficiles dans l'organisme de petite taille, ils occasionnent jalousies, rumeurs, hostilités, inquiétudes, dépressions, qui retentissent sur la qualité du travail comme de la vie privée. La cloison entre vie professionnelle et vie privée devient poreuse.
      En résumé, le travail dans une PME demande de la part de l'intéressé une capacité d'adaptation aux autres, à l'esprit d'une équipe, à la culture d'une entreprise, peut-être plus importante que le travail dans une grande organisation, où cette adaptation peut n'être que de surface, porter sur des images et des rituels.

2/ Contrainte d'adaptabilité au travail

      Toujours en raison des dimensions réduites de l'entreprise, chacun concourt à l'atteinte des objectifs en étant, comme on dit, "au four et au moulin" : l'ensemble du travail à faire étant réparti entre un petit nombre de personnes, les tâches et les responsabilités de chacun sont nécessairement variées, font appel à un éventail élargi de compétences pour une seule personne.
      Par ailleurs, l'entreprise se développe rapidement au regard de sa taille : d'une année sur l'autre, son chiffre d'affaires et ses effectifs peuvent avoir augmenté de moitié, ou même doublé. Ou, au contraire, une réduction de l'activité peut conduire à des suppressions d'emplois et à une redistribution générale du travail. Les postes sont alors très évolutifs dans leurs contenus. Il faut donc accomplir un travail, non seulement diversifié, mais évoluant dans cette diversité même.
      C'est bien entendu un des intérêts du travail en PME, mais cette particularité exige de ceux qui veulent en profiter (et, en fait, simplement rester dans la course) une adaptabilité importante au travail. Cette caractéristique conduit la PME à devoir s'appuyer, surtout au départ, sur une équipe de collaborateurs, non seulement impliqués et soudés, ainsi qu'il ressort de 1/, mais également polyvalents dans leurs compétences. Alors qu'une entreprise de grande taille s'appuiera davantage sur la complémentarité des compétences individuelles, chacun étant porté à se spécialiser dans les activités où il excelle.
      Il y a là des dispositions d'esprit, des cultures professionnelles, qui sont essentiellement différentes entre les deux types d'organisation. Au fur et à mesure qu'elle grandit, une entreprise est d'ailleurs souvent contrainte de se séparer de la première génération de ses salariés, qui n'arrivent pas à s'adapter à l'idée d'une spécialisation de leurs fonctions, qui équivaut pour eux à une restriction de leurs possibilités d'expression professionnelle et personnelle.

3/ Développement de l'entreprise par paliers

Nous soulignerons au cours de cet ouvrage que le développement de l'entreprise est marqué par le passage de seuils, qui déterminent des problèmes de management spécifiques, notamment en termes de recrutement du personnel et d'organisation du travail. Ces seuils sont en fait l'expression critique d'une réalité plus constante : la PME ne se développe pas de manière continue, mais par paliers.
      En effet, dans une grande entreprise, un client de plus ou de moins, un salarié de plus ou de moins, n'affectent généralement pas la structure globale de l'organisation. Ce qui caractérise une organisation, c'est qu'elle est plus que la somme des parties qui la composent : si on enlève ou on ajoute un élément, la forme d'ensemble demeure.
      Ce n'est pas le cas pour une petite organisation : l'embauche d'une personne, par exemple, suppose la modification de la définition du travail de toutes les autres, ainsi que des relations entre elles. Elle représente également un coût fixe supplémentaire, notamment une augmentation sensible de la masse salariale, que l'entreprise va devoir digérer avant que le nouveau collaborateur ne soit devenu rentable. Elle est aussi un risque, en cas d'échec, qui fait de chaque recrutement un événement où l'entreprise rejoue plus ou moins son existence.
      L'organisation comme structure capable d'amortir les aléas humains est à ce stade encore précaire : elle n'est pas encore "plus" que la somme de ceux qui la constituent.
      Ainsi, chaque recrutement implique une réorganisation de l'ensemble et représente un saut qualitatif pour la structure. Ces sauts sont particulièrement sensibles à l'occasion de certains recrutements, qui constituent de ce fait l'amorce de seuils de développement, passages obligés de l'entreprise dans son évolution vers un stade d'organisation achevée.
      En fait, "l'achèvement" de l'organisation peut même être défini comme le moment où cette évolution par paliers est terminée, c'est-à-dire quand l'organisme a atteint une taille qui rend les nouveaux recrutements (mais aussi les licenciements) relativement insensibles, en tout cas individuellement, quant à leurs effets sur l'ensemble.

La présence du dirigeant

      L'autre spécificité du management des PME est constituée par l'omniprésence du dirigeant. Celui-ci est fréquemment le créateur de l'entreprise, mais même quand il ne l'est pas, il se distingue de tous les autres acteurs de l'organisme, salariés ou associés, en ce qu'il ne peut que considérer l'entreprise comme sa propriété. S'il n'en est pas le fondateur, il en est en effet l'héritier ou le repreneur, et nous verrons que, même dans les cas où le dirigeant n'est pas lui-même propriétaire de l'entreprise, - c'est à dire dans les cas de dirigeants salariés -, la caractéristique majeure de leur recrutement est pour le sélectionneur d'avoir à repérer chez les candidats les qualités qui les rendent susceptibles de s'identifier à l'entreprise qu'ils devront diriger, en se comportant comme si l'entreprise était leur propriété.
      L'existence d'un fondateur est sans doute ce qui définit une entreprise par rapport à d'autres formes d'organisation du travail, telles que les établissements de droit public, qui résultent d'un décret impersonnel, ou les associations, qui sont le fait d'un contrat entre plusieurs personnes placées sur un pied d'égalité.
      Les effets de la personne du dirigeant sur le management de l'entreprise tiennent d'abord à sa présence physique, qui n'est qu'un aspect particulier des effets déjà évoqués de la taille de ces entreprises : tout le monde doit apprendre à vivre avec tout le monde, et, par conséquent, notamment avec le chef d'entreprise.
      Mais ils tiennent aussi, et peut être essentiellement, au paradoxe des relations entre le fondateur et l'organisme qu'il a créé.
      Quand nous disons que l'entreprise, comme organisme, est plus que la somme des individus qui la composent, nous entendons qu'elle forme une entité qui a sa logique propre. Or, jusqu'à quel point cette logique peut-elle être différente de celle du dirigeant qui a fondé l'entreprise, et au projet de qui l'entreprise est suspendue, surtout dans les premiers temps de sa vie ?
      L'entreprise ne naît et ne grandit que par la volonté et l'action de son dirigeant, mais son autonomie comme organisation passe contradictoirement par l'effacement progressif de celui-ci. Il y a là une contradiction majeure, ou plus précisément un paradoxe, qui est une donnée spécifique du management des PME, et dans de nombreux cas la cause première des impasses organisationnelles et stratégiques dans lesquelles certaines se fourvoient.
      Les entreprises de petite taille ne doivent de ce fait pas être considérées comme des organisations au sens achevé du mot, mais comme des quasi-organisations, qui portent en elles l'organisation comme projet ou comme destin, mais qui ne sont pas encore dégagées, en quelque sorte, de la gangue primitive des relations interindividuelles et groupales centrées autour d'un chef.
      Une autre manière de définir une organisation "achevée" serait donc de situer cet achèvement comme le moment où l'organisation peut se passer de la personne (non pas de la fonction) de son dirigeant. Dans la succession des seuils précédemment évoqués, dont le franchissement caractérise le développement par paliers de la PME, le dernier seuil qui consacre l'entreprise comme organisation achevée serait alors signalé par le départ ou l'effacement du dirigeant propriétaire et le recrutement d'un dirigeant salarié.

Intérêt des PME comme objet d'étude

      L'objet de ce livre est de traiter du management des petites et moyennes entreprises (PME). Alors qu'on parle beaucoup des PME, et qu'existent même des fonctions d'encadrement particulières à ces entreprises, il n'existe pas à notre connaissance d'ouvrage de management, ou sur le management, non plus que de psychologie, qui traite des PME en tant que telles, en tenant compte des spécificités que nous avons soulignées.
      Les ouvrages qui font figurer le terme PME dans leur titre sont souvent un peu trompeurs de ce point de vue. Nous citons par exemple en bibliographie G. Regnault, dont les livres reposent sur son expérience principalement de PME de plus de 50 salariés, qui sont donc souvent des organisations déjà achevées et stabilisées dans leur développement. Les outils présentés ne sont pas vraiment spécifiques des PME, on les utilise régulièrement dans les grandes entreprises. A contrario, l'ouvrage ne propose pas de traitement spécifique des problèmes de communication qui résultent de la nature même des PME (et sensibles surtout dans les entreprises plus petites, de moins de 50 salariés) : problèmes liés à l'omniprésence du dirigeant (souvent le fondateur de l'entreprise), à la polyvalence requise des salariés, à la coexistence au sein d'une organisation où tout le monde connaît tout le monde, et aux impératifs d'une croissance souvent rapide qui remet constamment en question les définitions de fonction et de tâches de la veille.
      Nous citons par contre également en bibliographie les travaux d'un groupe d'intervenants-chercheurs strasbourgeois, le GERI (animé par J. Muller) qui traitent du pouvoir dans les organisations. Leur réflexion s'appuie sur l'expérience d'organisations de taille petite et moyenne. Les publications sont récentes, indiquant qu'il s'agit bien là d'un domaine de recherche dont l'exploration ne fait que commencer.
      On nous excusera donc par avance de ne fournir qu'une bibliographie assez générale en matière de management et de psychologie des organisations. Les ouvrages indiqués, dans la plupart des cas, ne traitent pas spécialement des PME. Ils permettent surtout au lecteur de situer les références qui nous ont guidé dans notre réflexion.
      Que nous fassions, d'une certaine manière, oeuvre de pionnier dans le domaine est d'autant plus surprenant que les PME représentent, en France comme dans d'autres pays, un potentiel économique énorme : elles emploient, ensemble, autant ou davantage de main d'oeuvre que les grandes entreprises; et si l'on sait que l'immense majorité d'entre elles sont des entrepreneurs individuels qui n'emploient encore aucun salarié, on réalise qu'elles représentent encore les possibilités les plus significatives, à l'heure actuelle, de création d'emplois réellement producteurs de richesses.
      Le désintérêt de la littérature managériale pour les PME tient au fait que les consultants, principaux producteurs d'ouvrages en la matière, ont longtemps fui cette clientèle. Les caractéristiques que nous avons soulignées rendent en effet leur approche délicate, voire pénible, parfois impossible. Du temps où les cabinets-conseils avaient les moyens de choisir leur clientèle et de pratiquer les tarifs qui ont fait leur réputation, ils préféraient délaisser un monde qu'ils considéraient comme peuplés de despotes généralement mauvais payeurs. Les temps ont changé : les PME sont très sollicitées, mais l'élaboration théorique n'a pas encore rattrapé le retard.
      Notre expérience des PME est hybride. Elle est celle du psychologue, consultant auprès d'entreprises, qui garde par rapport à elle l'extériorité nécessaire à sa mission, ainsi qu'au recul ultérieur de la théorisation. Elle est cependant aussi l'expérience d'une participation plus impliquée à plusieurs créations d'entreprises, expériences qui ont évidemment marqué la théorie au fer de la réalité vécue. Enfin, notre expérience professionnelle dans d'autres domaines, ceux de la fonction publique et du monde associatif, nous permet de mieux faire ressortir la spécificité des PME, par rapport à des organismes qui, par différence, ne sont, ni petits ou moyens, ni des entreprises.
      Les PME ont été notre clientèle, d'abord par opportunité (le marché des grandes était déjà pris par de gros cabinets, ou difficile d'accès). Elles le sont aujourd'hui par choix : même si nous en égratignons certains par endroits dans les lignes qui suivent, il faut savoir que les dirigeants de PME sont de notre point de vue des clients humainement attachants, parce qu'impliqués dans ce qu'ils font, portés par leur projet dont ils savent faire partager la passion à d'autres, y compris nous-même.
      Cette capacité à faire adhérer les autres à un projet est, nous le verrons, une qualité essentielle du dirigeant, indispensable à l'entreprise. Elle est en même temps une source tout aussi importante de difficultés de gestion, en raison de la perte toujours possible du recul nécessaire. Elle est aussi une source de difficultés dans les relations entre le client et le consultant : tant du fait de l'un, qui n'entend parfois que ce qu'il veut bien entendre, que de l'autre, qui risque d'être emporté par la fascination par un projet et l'homme qui le porte, ou plus trivialement par la difficulté commerciale à dire non à un client. Mais ces difficultés elles-mêmes sont des enjeux stimulants, des "challenges", comme on dit.
      Autre aspect stimulant pour le consultant : les dimensions des PME impliquent qu'il soit proche de la sphère de décision et de la stratégie globale de l'entreprise. C'est toujours le chef d'entreprise qui est son interlocuteur. Le client suit ou ne suit pas le conseil (et une partie du travail est souvent de le convaincre de l'intérêt de l'entreprise contre l'opinion personnelle qu'il a de cet intérêt). Mais, s'il suit, les dimensions de l'organisme, là aussi, permettent une observation rapide des effets de la décision sur l'exécution, et ce sur l'ensemble de la structure. Alors que ces effets sont généralement considérablement amortis dans les grands organismes, en raison de l'épaisseur des niveaux hiérarchiques franchis par la décision.

Mode d'approche et limites de l'ouvrage

      Pour toutes ces raisons, un livre de réflexion sur le management des PME ne peut se contenter d'approcher la question qu'en termes organisationnels : il est aussi une approche psychologique. Et il ne peut pas non plus être qu'une approche psychologique des humains que le chef d'entreprise doit "manager" : il est aussi une approche de la psychologie du chef d'entreprise lui-même, en tant que créateur et dirigeant.
      Notre mode d'approche du management des PME sera donc à la fois organisationnel et psychologique, - l'approche psychologique, celle des "ressources humaines", faisant pour sa part une place importante à la gestion par le manager de ses propres ressources personnelles.
      Parce que la gestion de l'entreprise dépend de la capacité de son dirigeant à se gérer lui-même, l'entrepreneur reste l'âme de l'entreprise. Et pour comprendre l'âme de l'entreprise, il nous faut donc essayer de comprendre l'âme de l'entrepreneur. Les pages qui suivent forment ainsi un essai de psychologie de l'entreprise dans tous les sens de l'expression : nous jouons dans cette expression de l'ambiguïté que comporte le mot entreprise en français, qui désigne aussi bien l'action d'entreprendre (aspect psychologique) que l'organisation qui est le lieu ou le cadre de cette action (aspect organisationnel).
      L'ouvrage est centré sur les PME. Mais le dirigeant ou le salarié d'une entreprise de grande taille y trouvera certainement matière à réflexion, car les entreprises plus grandes ont, elles aussi, été un jour des PME; et même si la plupart de ceux qui y travaillent n'ont pas accès au souvenir de ces premiers temps de l'histoire de l'organisme, - parce que ce souvenir a été emporté par les générations passées, - l'entreprise garde en fait dans sa culture, ses valeurs, et jusque dans les comportements individuels et collectifs de ses acteurs, les traces de cette histoire depuis sa fondation : c'est aussi cette mémoire, cet inconscient de l'entreprise, que nous étudions ici, en quelque sorte in vivo, saisi sur le vif de sa germination et de sa construction progressive, au moment où l'entreprise n'en est qu'à ses débuts.
      Le contenu de l'ouvrage met l'accent sur le fait que le management conditionne et est conditionné en retour par l'atteinte et le dépassement de différents stades de développement de l'organisation, depuis la création de l'entreprise, en passant par les premiers recrutements de personnel, les restructurations de l'organigramme, jusqu'au stade où l'entreprise, quantitativement (en termes d'effectifs) mais aussi qualitativement (en termes d'organisation et de communication interne), cesse d'être une PME.
      Nous nous proposons d'approcher l'entreprise au plus près de ses origines et de ce qui anime son dirigeant, c'est-à-dire probablement de plus près que ne le font nombre d'ouvrages de management, ou sur le management, qui sont conçus à partir de l'expérience de grandes entreprises (et pour répondre aux problèmes qui sont les leurs) ou dont les recettes n'ont que peu de prise sur la vie quotidienne au sein des entreprises.
      Proposer, sinon des solutions toutes faites aux problèmes de management des PME, du moins une réflexion, une méthodologie pour construire ces solutions, suppose une démarche à la fois de terrain et scientifique, à l'articulation entre l'expérience réelle et la nécessité d'un recul théorique : c'est en fait une démarche clinique, une démarche s'appuyant sur l'observation de cas réels, individuels, mais dont l'analyse montre la portée générale.
      Il nous faut donc insister aussi sur les limites de l'ouvrage.
      L'une concerne la méthode des cas, précisément. Décrire notre observation d'une entreprise ou d'une personne en particulier n'est pas quelque chose qui va de soi. Le seul fait d'avoir à ménager l'anonymat des intéressés oblige à des transformations, une réécriture qui est déjà une interprétation des faits. Et l'expérience montre que les cas servent parfois à illustrer une théorie déjà construite, qui fonctionne comme a priori.
      Nous avons opté pour le mode de présentation suivant. Les cas que nous proposons, soit comme exemples, soit pour étayer un raisonnement, sont en fait des fictions. Ils condensent en un seul récit apparent plusieurs cas réels qui se sont présentés à nous et qui nous ont frappé par la reproduction des mêmes éléments qui nous ont, de ce fait, servi pour construire l'ossature d'une sorte de récit-type.
      Ce choix nous a paru obéir à certaines conditions de méthode que nous recherchions. D'une part, en fonction de ce mode de construction, les "cas" présentés ici sous une forme unique correspondent toujours à des observations effectivement fréquentes, sur lesquelles on peut appuyer un raisonnement.
      A contrario, le "cas fictif" ménage l'anonymat des intéressés, qui auront même du mal à s'y reconnaître individuellement : en fait, les points saillants où ils pourront se reconnaître sont aussi ceux où ils pourront également reconnaître nombre d'autres entreprises ou d'autres collègues, fonctionnant sur le même modèle, parce que ce sont ces mêmes points saillants qui ont été retenus pour leur caractère répétitif, et donc général. Même le cas du CIL cité dès l'amorce du premier chapitre, apparemment nominatif, est fictif en ce qu'il résulte de l'observation de plusieurs de ces organismes, auprès de qui nous sommes intervenus dans des régions géographiquement différentes.
      Accessoirement, la présentation d'un "cas fictif" unique allège aussi la lecture par rapport à la réunion d'un corpus de cas qu'on aurait dû renvoyer en annexe. Or, notre but est de proposer une écriture lisible par le plus grand nombre d'acteurs intéressés par le monde des PME, plutôt qu'un ouvrage universitaire.
      Dans certains cas, c'est même une totale fiction, telle que, par exemple, le scénario d'un film, qui nous servira à exprimer la structure d'observations faites par ailleurs dans la réalité, de même que le récit du mythe exprime la structure d'une réalité humaine et sociale.
      Ce faisant, donc, le lecteur ne pourra pas s'empêcher de penser que l'auteur projette sur les faits un discours préconçu, puisque les descriptions y sont effectivement déjà des interprétations. Et nous ne chercherons pas à nous en défendre. Nous inviterons, bien sûr, les contradicteurs à proposer des contre-exemples et des contre-modèles, le but étant dans ce domaine, encore à peine ouvert, de faire avancer la réflexion.
      Ce qui nous amène à considérer une autre limite, plus générale, de l'ouvrage. Ainsi que nous l'avons souligné, peu de choses ont été écrites, de ce point de vue à la fois psychologique et organisationnel, sur les PME. Nous souhaitions souligner l'intérêt de cet objet d'études (et d'interventions concrètes de gestion) en rédigeant un ouvrage général, même court, plutôt que de ne traiter que d'un aspect limité.
      En défrichant un domaine presque vierge, nous ne pouvons pas prétendre en même temps couvrir et boucler la question. Bien au contraire, notre intention (même si notre rédactionnel a parfois des accents un peu "définitifs") est ici d'ouvrir une interrogation, de lancer des pistes de réflexion pour d'autres que nous. Il s'agit donc fondamentalement d'un essai, voire d'une ébauche : nous-même espérons reprendre ultérieurement certains aspects inachevés de cette réflexion, pour les traiter de manière plus fouillée.
      L'auteur s'excuse donc par avance (et commodément) d'un style parfois littéraire, voire emporté, et même d'une construction de l'ouvrage qui peut paraître un peu bancale par endroits, notamment due au fait qu'on y passe précisément d'une approche du dirigeant d'entreprise comme individu, à une approche de l'entreprise comme organisation.
      Nos référents théoriques sont également multiples, - et parfois flous : de la psychanalyse appliquée à l'étude, tantôt de l'individu, tantôt de l'organisation, pour aller vers la sociologie dynamique, en passant par l'anthropologie ou la théorie systémique de la communication (notamment par l'emprunt fréquent de la précieuse notion de paradoxe dans la communication). La multiplicité des référents est nécessitée par "l'objet complexe" (Edgar Morin) que constitue toute réalité humaine.
      Nous serons heureux si quelques uns de nos lecteurs ont trouvé au bout du compte qu'au moins un peu de "bon sens", et même de la méthode, ne sont pas absents de notre approche d'une certaine forme, quotidienne, nécessaire, inquiétante, sympathique, et donc intéressante, de folie individuelle et collective.


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