Retour à l'accueil

Retour au sommaire de l'ouvrage





Patrick Schmoll

L'Entreprise Inconsciente





Chapitre 1


L'INCONSCIENT DE L'ENTREPRISE




Le cas de l'Association Immobilière

      L'Association Immobilière a bâti sa fortune sur la collecte de la participation obligatoire des employeurs de plus de dix salariés à l'effort de construction, plus couramment appelé "1% Logement". Rappelons que les montants collectés dans le cadre du 1% Logement ont pour but de concourir au logement des salariés, soit par l'intermédiaire de prêts complémentaires à un prêt principal, qui leur sont accordés à faible taux pour l'accession à la propriété (les "prêts employeurs"), soit par financement d'opérations de construction ou de réhabilitation d'immeubles individuels ou collectifs, dont les logements sont ensuite proposés en accession ou en location prioritairement aux salariés des entreprises cotisantes.
      Le 1% Logement a représenté à ses débuts, dans les années 50, un levier majeur de la reconstruction du pays après la guerre, du fait du volume financier qu'il impliquait. Les associations qui se sont créées à cette époque pour le collecter ont eu à gérer des sommes parfois considérables. Aujourd'hui, le 1% Logement vit sur ces acquis, mais le dispositif initial a été profondément modifié par le mouvement de déréglementation de cette contribution des entreprises. Sous la pression des organisations patronales, le taux de la collecte a d'abord subi des réductions successives, pour n'être plus réellement de 1% au début des années 90. D'autre part, un pourcentage obligé des fonds collectés est désormais affecté au logement des immigrés et des plus défavorisés, c'est-à-dire à des opérations faiblement rentables, voire financièrement problématiques.
      L'Association a cependant très tôt développé des activités hors réglementation, notamment immobilières et financières. Elle n'est donc plus seulement un collecteur mais aussi une entreprise prestataire de services qui a su générer des fonds propres. Elle dispose même de moyens désormais importants, étant à la tête d'un véritable groupe de sociétés et d'associations spécialisées qui couvrent tout le spectre des activités immobilières : financement de la construction ou de l'amélioration de l'habitat, achat et revente de terrains, réalisation de lotissements, construction de maisons individuelles et de collectifs, gestion d'immeubles en copropriété ou en locatifs. L'Association Immobilière intègre de ce fait des compétences à la fois financières et techniques (bureau d'étude) qui lui permettent de monter des opérations également dans des domaines qui n'ont qu'un rapport lointain avec le logement des salariés : notamment l'aménagement de zones artisanales et industrielles et d'espaces tertiaires pour le compte de communes.
      A la fin des années 80, l'Association est confrontée à un certain nombre d'interrogations philosophiques et stratégiques.
      Les unes résultent du passage d'une logique associative et sociale, qui fonde initialement son objet, à une logique d'entreprise soumise aux lois du marché. La perspective d'une disparition des recettes de la collecte du 1% du fait de la déréglementation l'oblige à affirmer et à accélérer son développement dans d'autres domaines, notamment du secteur marchand. Mais son objet reste social. L'autorité de tutelle lui impose d'investir dans des opérations immobilières à destination des publics défavorisés. Ses administrateurs, majoritairement des chefs d'entreprises, voient parfois d'un mauvais oeil que l'organisme fasse des bénéfices avec l'argent des entreprises. Et la Direction et l'ensemble du personnel, recrutés en majorité dès l'origine, ont une culture "sociale" qui les prépare mal à cette évolution vers une philosophie d'entreprise.
      Une autre série d'interrogations tient à la nécessité d'une plus grande rigueur de gestion, en raison du resserrement des recettes. Or, les frais de personnel (salaires et charges sociales) sont plus élevés que la moyenne des organismes comparables (qu'on prenne la référence d'établissements bancaires ou celle d'associations du secteur social).
      Une réorganisation s'impose donc, dont l'enjeu est à la fois organisationnel (mettre en place une gestion plus rigoureuse du travail) et culturel (évaluer la capacité du personnel à négocier cette réorientation philosophique).
      De fait, un audit de la gestion des ressources humaines révèle d'importants problèmes d'organisation liés à une définition insuffisante des postes de travail : postes constitués à partir d'une addition de missions hétérogènes; conflits de compétence entre des postes se disputant une même mission ou au contraire se renvoyant l'un à l'autre le travail à faire; juxtaposition des postes au sein d'un organigramme qui reste flou concernant certaines relations hiérarchiques et fonctionnelles. Nous verrons plus loin, au chapitre 6, les incidences habituelles sur la gestion des ressources humaines de cette organisation insuffisante des postes de travail.
      Ces problèmes conduisent à certains endroits à un sous-emploi des ressources humaines disponibles. A d'autres endroits, ils provoquent un débordement de travail qui, au lieu d'être réparti, occasionne de nouveaux recrutements de collaborateurs supplémentaires, sur des postes bouche-trou à leur tour insuffisamment définis. D'où un sureffectif qui explique en grande partie l'importance relative de la masse salariale.
      L'approche organisationnelle n'offre pas de difficultés méthodologiques particulières. Il est toujours possible d'évaluer, même quantitativement, le travail effectivement réalisé par le personnel dans tel domaine, et de déterminer ce que demanderait raisonnablement l'activité de l'organisme à cet endroit. Par contre, le constat étant fait, le personnel va freiner toutes les tentatives significatives de réorganisation, alors même que, de cette réorganisation, dépendent la survie de l'Association et donc leur emploi. L'analyse de ces freins révèle des forces profondes qui agissent l'organisme, et qui sont essentiellement culturelles.
      C'est ainsi que le personnel met en avant la vocation sociale de l'organisme pour justifier son refus d'être évalué au regard de critères de rentabilité et d'efficacité, surtout quantitatifs, qui lui paraissent abusivement importés de l'univers des entreprises. Les questions des consultants chargés de l'audit paraissent incongrues dans un organisme à vocation sociale. Le personnel est persuadé qu'il s'implique suffisamment au travail, presque trop : après tout, nous ne sommes pas dans la fonction publique, mais dans une association, qui demande de la part de son personnel une implication militante et une disponibilité constante. Et quand il est question, précisément, d'évaluer cette implication et cette disponibilité en termes de temps et de résultat, la réponse est : "Justement, on n'est pas des fonctionnaires, on ne compte pas notre temps"!
      Ces réticences animent les conversations de couloir, on vient s'en plaindre auprès de la Direction, qui s'en inquiète régulièrement auprès des consultants, montrant une susceptibilité remarquable à ces arguments sociaux et à la suspicion de transformer l'organisme en entreprise à but lucratif.
      L'audit permettra donc de qualifier et de quantifier assez précisément le travail effectué sur les postes par le personnel de l'ensemble du groupe, et de faire un certain nombre de propositions de réorganisation qui auraient pour résultat de pouvoir produire le même travail avec un quart d'effectif en moins... Mais la réorganisation elle-même ne sera jamais réalisée suivant ces préconisations, essentiellement en raison des décisions pénibles de gestion qu'elle impliquerait.

Le Fondateur : histoire d'une réussite et d'une chute

Pour comprendre comment une organisation peut être amenée à ne pas prendre les décisions rationnelles que commande la gestion, il faut admettre que la conduite de cette gestion n'est pas guidée que par des considérations rationnelles, mais également par des paramètres irrationnels, ou plutôt qui ressortissent à une autre rationalité. Parce que ces paramètres ne sont pas reconnus, ils sont souvent inconscients. Ils ne peuvent être éclairés que par l'histoire de l'organisme, sur laquelle un voile a été jeté, soit volontairement, soit avec le temps, du fait du départ des anciens, détenteurs de la mémoire collective.
      L'Association a une trentaine d'années, la durée d'une génération : les anciens qui étaient là dès le début commencent à envisager leur retraite, l'heure est au renouvellement des générations, et donc à une révolution dans les manières de penser. Ceux qui n'étaient pas là depuis le début deviennent plus nombreux à ne pas comprendre pourquoi on doit continuer à faire comme on a toujours fait. Et ceux qui partent emportent avec eux la mémoire de ce qui explique pourquoi on faisait comme cela et pas autrement. Les fondateurs, notamment.
      Plusieurs entretiens avec le personnel et la direction sont nécessaires pour se rendre compte que les freins rencontrés sont à rapprocher de la présence fantomatique d'un "grand absent" : le Fondateur, disparu depuis, et dont l'Association est en fait la créature.
      L'histoire remonte à l'immédiat après-guerre. Le Fondateur crée au tout début des années 50 l'Association Immobilière, qui a pour but de répondre aux problèmes de logement rencontrés par de nombreuses familles après la Libération. Elle regroupe des dirigeants d'entreprises importantes de la région, des représentants d'organisations syndicales et patronales et des institutionnels impliqués dans la reconstruction : Département, municipalités, chambre de commerce et d'industrie, chambre des métiers, chambre et associations patronales, etc. Le Fondateur s'appuie sur son réseau relationnel, qui comprend notamment des personnalités liées par une même conception de l'action sociale, souvent chrétienne car la seule à même de réunir à l'époque dans une même organisation des fonctionnaires, des patrons et des syndicalistes. Cet idéal restera au centre de sa démarche.
      En 1954, lorsque la participation des employeurs à l'effort de construction devient obligatoire, l'Association trouve dans la collecte du 1% Logement les moyens de ses objectifs. Les fonds collectés sont redistribués sous forme de prêts aux salariés désireux d'accéder à la propriété et à qui l'Association propose une gamme de maisons individuelles, simples de conception et à bon marché. L'Association, qui achète les terrains, les viabilise, y construit des maisons individuelles et des logements collectifs, en location ou en accession, constitue progressivement un important groupe immobilier.
      Après la parution de l'arrêté du 7 Novembre 1966, l'Association doit renoncer à son activité de collecteur et crée un organisme distinct, un Comité Interprofessionnel pour le Logement (CIL), association qui obéit aux contraintes réglementaires et à laquelle il confie la collecte, ainsi que l'attribution des prêts aux personnes physiques. Le CIL n'est cependant qu'un instrument de la stratégie de l'Association : il n'a d'autre raison d'être que de collecter les cotisations obligatoires des entreprises. Il est ensuite sollicité pour contribuer au financement des sociétés locatives et d'accession de l'Association .
      Le Fondateur concilie ainsi le succès d'une entreprise et la réalisation de son idéal social : les programmes immobiliers et les financements proposés permettent à de nombreux ménages aux revenus modestes d'accéder à la propriété; la demande est supérieure à l'offre et permet de faire l'économie d'une démarche activement commerciale, qui serait contraire à l'esprit social de l'Association; enfin, les recettes du CIL assurent au groupe un financement régulier des programmes.
      Confronté à un développement rapide, le Fondateur étoffe son équipe initiale en recrutant de nouveaux collaborateurs, sur des bases au moins autant militantes et familiales que professionnelles : il choisit son personnel parmi ses amis et militants de l'Association, avec qui il partage les mêmes conceptions; et il n'oublie pas, à l'occasion, d'embaucher un fils ou un neveu.
      Ainsi, pour la gestion du groupe et de ses filiales, se trouvent promus à des postes de responsabilité des hommes auxquels leur formation initiale ou leur jeunesse ne laissaient pas espérer une promotion aussi rapide.
      Non que fassent défaut leurs compétences à la place qu'ils occupent : les montages d'opérations obéissent à des logiques techniques et financières que l'expérience finit vite par assimiler. Mais leur recrutement par cooptation et leur ascension rapide, liée au succès d'un homme exceptionnel, obnubile leur vision de l'organisation et des relations humaines au travail.
      Le succès économique d'une oeuvre sociale telle que l'Association est, pour tous ceux qui y participent, la marque d'un assentiment divin. Le Fondateur, à qui ces hommes et ces femmes doivent leur situation, devient un monstre sacré. Son infaillibilité, confirmée par la justesse de ses vues sur le marché, laisse à son entière discrétion les raisons du choix de ses collaborateurs. On n'a pas à se demander si on a été choisi pour ses compétences ou parce qu'on était le neveu ou l'ami du Président : le choix d'un homme infaillible est lui aussi infaillible. On n'a pas été choisi parce qu'on est bon, on est bon parce qu'on a été choisi.
      Cependant, dès la fin des années 70 et au début des années 80, la configuration du marché immobilier se modifie : le parc immobilier s'est accru, d'autres promoteurs apparaissent pour répondre à la demande, les ménages sont plus aisés et ont des exigences différentes pour leurs projets d'accession à la propriété.
      Les programmes sociaux d'accession individuelle, qui ont connu un grand succès en période de pénurie de logements, cèdent le pas sur le marché à des programmes plus personnalisés, plus chers, nécessitant une démarche commerciale à laquelle l'Association n'est pas préparée. Les municipalités freinent d'ailleurs l'installation des programmes sociaux qui ont fait la fortune de l'Association, et qui sont aujourd'hui mal perçus parce qu'ils contribuent à la formation d'îlots urbanistiquement et socio-économiquement marqués.
      La prévention de ces freins par une politique d'achats importants de terrains non encore finalisés subit les effets de la réforme foncière, en même temps que de la saturation du marché : des terrains qui avaient reçu un certificat d'urbanisme sont déclassés, d'autres qui sont éloignés des centres urbains et des axes importants de communication restent invendus. Ces stocks de terrains sont renchéris d'année en année par les frais financiers des emprunts contractés pour leur achat, et dont le ralentissement de l'inflation alourdit encore le coût.
      L'Association ne prend pas le tournant. Les processus de décision et la culture d'une association à but non lucratif pèsent sur les choix stratégiques. Le Fondateur, mais aussi des membres importants du Conseil d'Administration, représentants des institutionnels et d'associations du secteur social, refusent d'adopter une démarche plus activement commerciale, qui serait contraire à l'esprit de l'Association.
      Des erreurs d'évaluation commerciale et financière sur certaines opérations immobilières donnent le coup de grâce. Les difficultés du groupe immobilier conduisent à sa mise en redressement. Les institutionnels et les partenaires les plus importants et les plus impliqués préviennent le scandale en épongeant l'ardoise. Mais le Fondateur est contraint de démissionner de ses différentes fonctions. Il meurt peu de temps après.

L'héritage

      La disparition du Fondateur laisse un héritage. D'une part, l'Association, repartant difficilement sur d'autres bases, peut s'émanciper, devenir une organisation qui obéit à la logique de son objet, au lieu d'être l'instrument du projet d'un homme. Mais les conditions historiques de cette émancipation empêchent aussi que l'organisation réalise cet objet en fonction de cette seule logique : elles donnent naissance à un certain nombre d'interdits, renvoyant à des valeurs, qui vont constituer la culture de l'organisation.
      L'Association reste à la tête d'un groupe immobilier et financier. Mais le Conseil d'Administration décide de recentrer l'activité sur la vocation sociale qui était initialement contenue dans son objet, en ne réalisant plus que des logements collectifs et en abandonnant le secteur de la construction de maisons individuelles. Ce faisant, il s'interdit de pénétrer le marché le plus intéressant en termes de marge.
      Ainsi se mettent en place les contradictions dans lesquelles la culture de l'Association restera enfermée :
      1. La contradiction entre activité marchande et finalité sociale.
      2. La confusion entre gestion des ressources humaines et gestion sociale.

1. La contradiction entre activité marchande et finalité sociale

      L'Association a une vocation sociale qui constitue son identité et qui lui a été conférée par son Fondateur avant d'être confirmée par une réglementation spécifique. Mais la réalisation de cette vocation est rendue possible par une activité marchande. Cette réalité est constitutive de l'Association, même si l'activité marchande connaît des péripéties : celle-ci est nécessaire car une activité strictement sociale ne permettrait pas à l'organisme de vivre et de se développer.
      Le social et l'économique obéissent à des logiques différentes, l'une du don et de la gratuité, l'autre de l'échange marchand. Sans doue ces deux logiques sont-elles articulables si elles acceptent de se reconnaître mutuellement. Mais, dans le cas présent, l'approche marchande est rejetée comme contraire à l'esprit social. Elle est niée par le Fondateur, en raison de ses convictions personnelles, qui fonctionnent comme ce que nous appellerons son point aveugle. Elle est niée par les personnalités dont il s'entoure, représentants d'institutions de droit public et d'associations du secteur social. Elle est niée par la structure juridique qu'ils choisissent comme cadre de leur activité, une association à but non lucratif.
      Les effets de cette négation peuvent rester méconnus tant que le succès de l'Association permet de présenter l'économique comme un moyen du social. L'activité marchande est alors "bonne" parce que la fin qu'elle sert est "bonne". Quand le mouvement s'inverse, la négation produit un effet en retour paradoxal : l'activité marchande devient "mauvaise" parce qu'elle a terni l'image sociale de l'Association; mais la vocation sociale de celle-ci a aussi empêché la logique marchande de fonctionner correctement, elle a été cause d'erreurs de gestions, causant sa propre perte : la démarche sociale est donc "mauvaise" elle aussi.
      On souhaiterait désormais séparer les deux logiques, car elles s'affaiblissent mutuellement, mais elles sont indissociables, constitutives de l'Association. L'impossibilité de faire le tri, de hiérarchiser entre les critères sociaux et les critères de rentabilité pour prendre des décisions, conduit à l'impasse : il ne peut être question de poursuivre une activité immobilière purement marchande qui a causé la chute de l'Association; mais se l'interdire conduit à se replier sur une démarche prioritairement sociale qui a elle aussi causé cette chute.

2. La confusion entre gestion des ressources humaines et gestion sociale

      Dans ce contexte, les dirigeants et l'ensemble du personnel de l'Association et des sociétés du groupe, recrutés sous l'ancienne Présidence, sont éclaboussés par l'affaire : on évoque les modalités de leur recrutement, on s'interroge sur leurs compétences en gestion. Leur autonomie de décision est sévèrement réduite par le Conseil d'Administration et le nouveau Président prend un poids important dans la marche des affaires.
      Les dirigeants et le personnel vivent mal ces événements. L'échec et le départ du Fondateur les laissent orphelins d'un père que jusque là ils admiraient pour sa réussite, à qui ils devaient leur propre situation professionnelle, et qui par son choix de leur personne les avaient constitué dans leur identité. J'étais bon et infaillible parce que celui qui m'avait choisi était bon et infaillible. Maintenant que son image est tombée, son choix reste-t-il rétrospectivement le bon ? Le regard suspicieux qu'on porte sur eux rencontre leur propre doute quant à leur légitimité : méritent-ils leur place, leur salaire ? Ne va-t-on pas connaître une vague de licenciements ? On accueillerait presque ce châtiment avec soulagement, s'il doit permettre à chacun et au groupe de se laver de cette incertitude sur soi et de la souillure laissée aux yeux des autres et de soi-même par l'échec du père, en désignant enfin qui est bien à sa place et qui ne l'est pas, qui est bon et qui est mauvais. Et chacun de lorgner sur les autres pour savoir qui a davantage de raison de passer à la trappe le premier.
      Mais personne ne se sent innocent, et la Direction moins que d'autres. Plus proche du Fondateur par le passé, elle n'a que plus de raison de s'interroger sur sa légitimité.
      Le Fondateur parti laisse une place vacante dans les espoirs professionnels de ses ex-collaborateurs : place convoitée et redoutée tout à la fois, d'abord parce qu'étant celle du pouvoir, elle est par nature le lieu de réalisation d'un fantasme et celui de la culpabilité associée à cette réalisation; ensuite parce que les événements en ont fait aussi le lieu de l'opprobre : celui qui en hérite est marqué du sceau de la faute commise par le Fondateur.
      Ceux qui, dans le contexte difficile de la liquidation de l'Association, ont accepté de prendre la direction du groupe et des sociétés, sont confrontés à l'urgence de décisions stratégiques, parfois pénibles. L'hésitation, la tentation de concilier tout le monde, minent leur autorité. Ils sont contestés par leurs propres cadres, et ces critiques, rencontrant les thèmes de leur propre culpabilité à exercer un pouvoir illégitime, les laissent sans réponse, renforçant les convictions de leur entourage sur leur incompétence.
      La place est d'autant plus difficile à occuper qu'elle est castrée de ses attributs : l'autonomie de décision de la Direction est sérieusement réduite par un contrôle constant du Conseil d'Administration. Le nouveau Président intervient dans les affaires courantes, court-circuite la Direction en demandant directement à ses collaborateurs d'effectuer telle ou telle mission. La situation perturbe les dirigeants, renforce leur inconfort et affaiblit leur image aux yeux du personnel, mais en un sens les soulage, car les relève d'une part de leurs responsabilités : le nouveau Président prend la place du Fondateur, enfin retrouvé.
      Précisons que le nouveau Président est un chef d'entreprise à la retraite, créateur par le passé de sa propre entreprise, qu'il a développée, puis a dû laisser à ses fils, avec parfois un regret qui s'exprime dans ses propos. Il prend donc d'autant mieux la place du Fondateur, dans son propre esprit et dans celui de ses collaborateurs au sein de l'Association, que son parcours est sensiblement le même.
      Comment, dans ce cas, la Direction pourrait-elle s'autoriser à juger des compétences et du travail de ses subordonnés, de les sanctionner, voire de les licencier ?
      En l'absence d'autorité, le travail s'effectue sans définition rigoureuse des objectifs, du travail à faire sur chaque poste, d'un système d'évaluation des compétences et des résultats, et d'un système d'incitations et de sanctions. L'insularité des postes, les conflits de territorialité, conduisent à une sous-productivité du travail qui, faute d'une analyse qui impliquerait des décisions difficiles, est compensée par le recrutement de nouveaux collaborateurs dont les fonctions à leur tour ne sont pas définies au-delà du trou qu'ils viennent boucher.
      Le consultant extérieur est attendu comme celui qui viendrait dire enfin qui est "bon" et qui est "mauvais", qui est bien à sa place et qui ne l'est pas. Mais comme chacun, y compris la Direction, craint d'être du mauvais côté de cette barrière fantasmatique, tout le monde s'accorde, sans avoir besoin de le dire, qu'il ne sera pas tenu compte de ses conclusions. De fait, les décisions difficiles qu'impliquerait une gestion rigoureuse des ressources humaines ont un prix qui peut être jugé élevé.
      L'audit, - comme c'est parfois le cas -, s'expose donc à n'être qu'un investissement sans suite pour le client, qui sera critiqué par le personnel comme par le Conseil d'Administration, renforcés dans l'opinion que la Direction engage décidément des dépenses inutiles. Et ces critiques, affaiblissant la Direction, confirmeront chacun dans l'idée qu'il n'y a pas lieu de donner suite aux préconisations des consultants.

Une contradiction interne au développement de l'entreprise

      Une expérience de plusieurs années du conseil auprès de petites et moyennes entreprises nous permet aujourd'hui de proposer un premier modèle des formes spécifiques de leur management, et en tout cas quelques préalables à leur approche comme ensemble humain organisé.
      Quel est le raisonnement qui supporte ce modèle ?
      L'entreprise est une organisation définie par son objet : la production d'utilités (sous forme de produits ou de services), dans le cadre d'un système d'échanges (entre elle et ses clients, ses fournisseurs, ses salariés, etc.) médiatisés par l'argent (le client paie le prix, le salarié perçoit une rémunération, etc.). Elle obéit pour sa survie et son développement à une logique propre de rentabilité.
      Cette logique la constitue comme une entité autonome, c'est-à-dire comme un ensemble qui est plus que la somme des individus qui le composent. L'intérêt de l'entreprise n'a de ce fait souvent que lointainement à voir avec les intérêts particuliers des humains qui en sont les acteurs, car, comme toute organisation, l'entreprise ne peut se construire qu'à condition de dépasser ces intérêts particuliers. Ce qui présuppose, pour sa propre existence, qu'elle ait en certaines occasions à contester leur existence aux humains qui la font vivre.
      Malgré le discours fréquemment humaniste développé par les manuels de management, le "facteur humain" ne peut jamais être considéré, du point de vue de la rationalité gestionnaire, au mieux que comme une "ressource". Le plus souvent, il est traité comme un épiphénomène agaçant dont il convient de réduire les conséquences irrationnelles. Cette constatation ne met pas en cause la bonne foi de certains dirigeants qui croient aux valeurs humanistes de l'entreprise. Mais, s'ils avaient à les mettre en pratique jusqu'au bout, ils s'exposeraient à des déconvenues dans leur gestion, ne serait-ce que parce que leurs entreprises affrontent sur leurs marchés des concurrents dont certains n'ont pas d'états d'âme.
      Cette réalité éloigne l'entreprise du fond effectivement humaniste de son objet, qui est de produire des utilités pour des êtres humains. Mais surtout, elle revient pour elle à devoir oublier sa propre histoire, celle d'une origine qui l'associe inévitablement au trajet d'un homme : son fondateur, pour qui elle n'a au départ qu'une place d'objet ou de moyen dans un projet. L'entreprise existe parce qu'un jour un entrepreneur, un être humain, a souhaité qu'il en soit ainsi.
      Ce fait, qui associe la naissance de l'organisation au vouloir d'un homme, et par suite fait dépendre son développement de l'implication complète et permanente de cet homme, est sans doute ce qui distingue le plus généralement l'entreprise des autres formes d'organisation humaine. Un établissement public résulte d'une loi ou d'un décret, une association résulte d'un contrat civil entre plusieurs personnes placées sur un pied d'égalité.
      Le processus est alors contradictoire, qui conduit l'entreprise, pour devenir une organisation achevée, à devoir se construire sur la négation de ce qui la constitue initialement, une subjectivité.
      En fait, l'entreprise ne devient une organisation qu'au prix d'un meurtre symbolique, celui du père. Et ce passage, contradictoire pour l'entreprise, ne l'est pas moins pour son fondateur, car qu'est-ce qui devrait motiver un chef d'entreprise à nourrir une créature qui ne se développera pleinement comme organisation qu'à condition de l'effacer ?
      Les effets de cette problématique sont nécessairement plus sensibles dans les PME où, plus fréquemment que dans les grandes entreprises, le dirigeant fondateur est physiquement présent et actif dans le développement de l'entreprise, et par ailleurs, en raison de la petite taille de celle-ci, en contact plus ou moins direct avec l'ensemble de ses salariés.
      La psychologie est donc une composante incontournable de l'approche théorique et pratique du management des PME, et plus généralement de leur gestion. D'une part, leurs dimensions "humaines" font que : 1/ Tout le monde y connaissant tout le monde, les relations y sont fortement personnalisées et chacun doit apprendre à vivre au contact quotidien, en quelque sorte "familier", des autres; 2/ Les postes de travail, en nombre limité, ne sont pas définis strictement, ils comportent des missions et des tâches diversifiées et sont évolutifs rapidement, exigeant disponibilité et adaptabilité. D'autre part, cette présence du fondateur est, à la fois, le moteur indispensable de l'entreprise à ce stade, et néanmoins une source plus ou moins fréquente de frottements ou de confusions entre l'intérêt de l'entreprise et la conception personnelle que le dirigeant a de cet intérêt.
      Cette réalité amène à considérer les PME, non comme des organisations achevées, mais comme des "quasi-organisations" : Le fonctionnement de l'organisation ne s'y dégage pas encore nettement du fonctionnement "groupal" des humains qui la composent. Elles évoquent en fait directement le modèle que propose Freud de la constitution de la première organisation humaine à travers le récit de la "horde primitive", où nous retrouvons précisément l'importance fondatrice du meurtre du père.

Un mythe fondateur de l'entreprise : le "meurtre du père"

      Pour construire ce qui se présente en fait comme un modèle logique de la mise en place de toute organisation humaine, Freud part ce qui serait un degré zéro de l'organisation, dans lequel les pulsions des humains vivant à proximité les uns des autres s'exerceraient sans frein aucun.
      La mise en place d'une organisation, c'est à dire d'un minimum de coopération qui permette à des humains de se répartir un travail pour l'atteinte d'un objectif, va supposer de leur part de renoncer à la satisfaction immédiate de leurs pulsions pour la promesse d'une satisfaction ultérieure, certes plus importante, mais différée. Qu'est-ce qui permet d'engager un tel processus de réfrènement et de canalisation des pulsions au sein d'un groupement humain ?
      Sans doute, pour survivre, les humains ont-ils intérêt à s'organiser : La coopération pour la satisfaction des besoins élémentaires est donc une donnée majeure du lien social. C'est sur elle que s'appuient la plupart des théories de l'organisation, et plus généralement du lien social. Mais cette coopération demande un préalable important, l'anticipation du résultat : les humains doivent faire le sacrifice de leur satisfaction avant de faire l'expérience du résultat positif de ce sacrifice. Pour les en convaincre, il faut donc déjà en discuter, c'est-à-dire avoir atteint un niveau minimal de concertation et d'élaboration du lien social.
      En fait, il faut même simplement pouvoir se parler, c'est à dire avoir accès au langage, qui est le seul système de signes qui puisse exprimer une promesse. Or, nous nous situons au départ à un degré zéro de l'organisation qui est aussi le degré zéro de l'organisation pulsionnelle : on mange, on dort, on copule, mais on ne parle pas.
      Par ailleurs, le seul calcul rationnel par chacun des intérêts comparés entre satisfaction immédiate et satisfaction différée est insuffisant à assurer la permanence de l'organisation : dès que l'objectif est atteint, ou même avant, s'il est remis en cause par l'un ou l'autre, le groupe est menacé de retomber au stade antérieur inorganisé. Il faut en fait que l'organisation elle-même, et le travail au service de l'objectif commun, procurent en soi, d'une manière ou d'une autre, une satisfaction qui justifie qu'ils se prolongent au-delà de l'atteinte d'objectifs circonstanciels.
      Ces considérations empêchent de considérer la coopération pour la satisfaction des besoins élémentaires comme étant à l'origine même du lien social : il s'agit plutôt d'une heureuse conséquence de l'instauration de ce lien.
      C'est alors pour Freud la pulsion sexuelle qui rapproche primitivement les hommes, en raison de son objet, l'autre, qui est d'emblée un objet relationnel. C'est aussi elle qui donne sa configuration primitive au groupe social à ce stade précédant l'organisation : le mâle est conduit à vouloir posséder et conserver auprès de lui la femelle, et celle-ci à garder auprès d'elle cette partie détachée d'elle qu'est l'enfant, et à se placer pour la protection de ce dernier, plus dénué que tout autre petit mammifère, sous la protection du mâle.
      La satisfaction de la pulsion, à ce stade primitif, exige la possession totale de l'autre, réduit au statut d'objet. Les relations humaines sont donc caractérisées par une violence brute.
      Freud trouve dans les hypothèses de Darwin sur les premiers groupements humains en "hordes primitives" une opportunité de situer historiquement à une époque reculée de l'humanité ce degré zéro de l'organisation. A cette époque, les hommes vivent en petites hordes, dominées par un mâle puissant. Celui-ci exerce sur le groupe un pouvoir sans frein : il dispose de toutes les femelles, qui sont indifféremment ses femmes et ses filles, et massacre ou maintient à distance les autres mâles, essentiellement ses fils, dès qu'ils entrent en compétition avec lui pour l'accès aux femelles.
      Ces fils sont donc contraints de vivre en groupes de mâles sur les marges de la horde, où ils font l'expérience d'un minimum de vie en commun, n'ayant pas de femelle à se disputer. Dans un second temps, ils prennent l'initiative d'affronter ensemble le père pour lui soustraire les femelles, et le tuent.
      Freud précise qu'ensuite ils le mangent. Ce cannibalisme résulte des sentiments ambivalents que les fils entretiennent vis-à-vis de ce père, à la fois haï et convoité, combattu et imité parce que tout puissant. Cette ambivalence est inhérente à la nature des pulsions. Le meurtre du père, ayant satisfait les pulsions de haine, ne laisse que l'affection et la vénération qu'ils pouvaient avoir pour lui : la place étant libre, chacun s'identifie au père en s'en incorporant un morceau. Cet événement cannibalique permet à Freud de donner une explication de l'origine du repas totémique.
      A ce meurtre fait probablement suite une période de luttes entre les frères pour la succession du père et l'appropriation de l'ensemble des femelles, au risque d'une répétition du schéma originel. Mais leur expérience s'impose aussi à eux, désormais, comme la représentation d'une vie communautaire alternative : 1/ l'expérience des liens affectifs noués entre eux pendant la période d'exclusion, noyau d'un sentiment nouveau, l'amitié, résultant d'une transformation de la pulsion; et 2/ l'expérience de l'efficacité de leur action concertée, qui leur ouvre la perspective d'autres résultats s'ils continuent à agir ensemble. Une première forme d'organisation se met donc en place, qui suppose le renoncement au rêve de remplacer le père et de posséder sa mère et sa soeur. Le tabou de l'inceste et les règles qui réservent le droit de tuer constituent à partir de là le noyau du droit et de la morale.
      Freud présente ce récit à la fois comme un mythe qui rend compte de données de la psychologie individuelle et collective, et comme la relation d'un événement qui se serait effectivement passé, à une époque remontant à la préhistoire de l'humanité, invérifiable mais nécessaire à l'explication d'un certain nombre de faits sociaux et individuels. Le débat entre fable et vérité historique a peu d'importance : la vérité du récit, comme celle du mythe, réside dans sa cohérence interne, et en l'occurrence dans sa référence à ce que la psychanalyse considère comme originaire dans l'homme : le complexe d'Oedipe. Le meurtre du père de la horde primitive est la "scène primitive", au sens freudien, de l'humanité, et plus spécialement des organisations humaines : un événement repris, répété, transformé, parce que c'est autour de lui, sur son modèle, que s'organise le jeu des pulsions individuelles quand elles s'affrontent dans la production d'une oeuvre collective.

La double vie de l'entreprise

      Le lecteur aura bien compris qu'il ne s'agit pas de faire ici une psychanalyse à bon marché de l'entreprise. L'entreprise n'est pas une horde primitive au sein de laquelle le patron exercerait le pouvoir brutal d'un mâle dominant sur ses salariés, qui en retour ne rêveraient que de le tuer et de le découper en morceaux.
      Même si l'une ou l'autre PME évoque ce fonctionnement (et on doit alors le considérer comme pathologique), l'enjeu d'une organisation est précisément de dépasser ce stade pour aboutir à ce qu'elle est dans son objet affirmé, celui sur lequel peuvent alors s'appuyer les théories rationnelles du management : le moyen et le résultat d'une coopération entre des êtres humains pour l'atteinte d'objectifs communs.
      Mais pour ce faire, elle a besoin du ciment affectif du groupe qui assure sa cohésion et sa pérennité : ciment des relations entre les membres du groupe, entre le groupe et son dirigeant, et pour terminer entre le groupe et l'organisation en tant que telle, constituée en "personne morale", dans laquelle ses membres s'impliquent à travers leurs idéaux, à laquelle ils s'identifient. L'entreprise doit donc à la fois éveiller la pulsion et la réprimer, la canaliser pour en devenir l'objet.
      L'entreprise mène une double vie : une vie raisonnable, officielle, qui est celle que commande son objet social, et une vie cachée, voire inconsciente, qui est celle de tout groupe humain confronté à l'organisation. Elle est animée par l'antagonisme entre deux logiques, celle de la rationalité gestionnaire propre à l'organisation et celle des acteurs humains de celle-ci, individus ou groupes.
      Il ne s'agit pas d'un antagonisme simple : l'organisation n'existe que par l'énergie des humains qui la composent et qu'en même temps elle doit nier. Et notamment, - c'est le sens du mythe -, elle n'existe au départ que par l'énergie de son fondateur. Il s'agit donc d'une contradiction vivante de l'entreprise, dont il n'est même pas forcément souhaitable qu'elle ait une solution définitive, puisque celle-ci ne se concevrait que dans la disparition de ses acteurs les plus dynamiques, du fondateur en particulier, ou dans la mort de l'entreprise.
      Le plus souvent, la rationalité gestionnaire s'impose comme le discours dominant dans l'entreprise, faute de quoi l'organisation serait menacée, ainsi que les humains qui en vivent. L'expression des intérêts particuliers est canalisée vers ce qui est négociable dans le cadre de cette rationalité : augmentations de salaires, horaires de travail, etc. Ce n'est qu'à l'occasion d'événements que cette rationalité n'explique pas : conflits sur des points de principe ou d'idéologie, rumeurs, absentéisme, accidents répétés, qu'on doit admettre qu'il existe une autre logique, ignorée, constitutive de ce que nous pouvons appeler l'inconscient de l'organisation et qui s'exprime à travers ces symptômes.

Naissance d'une culture

      Le mythe a des effets opérants sur la gestion et le devenir d'une entreprise, notamment à deux endroits que nous montre bien l'exemple des CIL et que nous retrouverons dans d'autres cas d'entreprises : celui 1/ du recrutement du personnel et celui 2/ de la culture de l'entreprise.
      1/ Dans les PME, le développement de l'entreprise est caractérisé par le passage de seuils importants qui apparaissent souvent à l'occasion de certains recrutements de collaborateurs : A ces occasions, la rationalité gestionnaire, qui commande de choisir le collaborateur le plus adapté à un poste par ailleurs bien défini, est parasitée par les représentations que le dirigeant a du "bon" collaborateur, où on retrouve généralement une projection de l'image qu'il a de lui-même. C'est une constante bien connue des consultants qui doivent expliquer à leur client que l'intérêt de l'entreprise ne se confond pas avec la représentation que le dirigeant, même fondateur, a de cet intérêt. On voit que le succès ou l'échec de ces étapes du développement de l'entreprise dépendent des conditions dans lesquelles le dirigeant aura su s'effacer devant l'intérêt de son entreprise en ne faisant pas de ses conceptions un préalable de la stratégie. C'est-à-dire, des conditions dans lesquelles le meurtre du père a été (ou n'a pas été) perpétré.
      2/ Quant aux effets du mythe sur la manière dont se met en place la culture de l'entreprise, l'exemple des CIL est particulièrement démonstratif. La culture résulte largement de la philosophie que le fondateur a impulsé dans l'organisation. Elle est ici à entendre comme un système de valeurs qui commande le système des échanges de l'entreprise. Elle fonctionne, sur ses versants positif (idéaux à atteindre) et négatif (contraintes morales), comme les analogues pour le groupe, respectivement de l'idéal du moi et du surmoi de l'individu. Elle résulte, comme le pense Freud, de l'impression laissée après lui par un personnage en qui les aspirations du groupe ont trouvé leur expression la plus forte, la plus pure, et aussi la plus exclusive. Et ce personnage se signale par le fait qu'il n'est plus là.
      Ainsi, l'histoire des CIL remet-elle en scène une structure ancienne et indéfiniment répétée. Le fondateur y prend la place du père primitif, et ce qui est important pour notre propos, c'est que l'organisation ne naît pas seulement de son succès, mais par une sorte de nécessité inhérente, aussi de sa chute. Il est important que le fondateur disparaisse pour que sa création atteigne sa maturité. Et plus les conditions de sa disparition sont dramatiques, meurtrières par analogie, et mieux sont reproduits les termes du mythe qui consolident l'organisation.
      Et sa névrose. Car le meurtre du père n'est pas nécessairement répété sous une forme aussi transparente que dans cet exemple. Lorsque, comme c'est le cas ici, le groupe rejoue à son insu dans la réalité le récit de la horde primitive et du meurtre du père, cette trop grande proximité entre la réalité et la scène refoulée génère une angoisse diffuse dans l'ensemble de l'organisme, suscite des réactions défensives du surmoi du groupe et, par contrecoup, des comportements inhibés ou névrotiques.
      Plus les conditions du départ du fondateur ont été "meurtrières", plus l'impératif des valeurs sera exigeant, comme si on attendait d'elles qu'elles permettent d'accomplir de grandes choses. Du temps de son succès, l'Association est animée par des valeurs qui se confondent avec celles de son Fondateur, mais qui prêtent à une certaine souplesse d'interprétation, puisqu'elles n'empêchent pas en pratique de faire des affaires. Après le "meurtre", elles exercent une pression sans commune mesure avec la capacité des héritiers et de l'organisation à y survivre. Une pression des valeurs qui exige davantage que ce que l'organisation et ses membres peuvent fournir provoque la révolte ou une culture d'entreprise névrotique.
      Le renoncement pulsionnel permet l'investissement d'une énergie considérable au profit de la conscience morale, dont la sévérité et l'intolérance s'intensifient à chaque nouvelle contrainte, si bien que paradoxalement le renoncement au plaisir est à la fois la cause et la conséquence des exigences du surmoi. Plus l'activité marchande se présente comme la possibilité pour le CIL de développer son objet social, plus la perspective de cette réussite éveille la culpabilité liée à la circulation de l'argent, endroit de la faute du Fondateur. En sorte que la seule manière d'accomplir son objet social en toute pureté est de ne rien faire, c'est-à-dire de ne pas poursuivre cet objet social.
      On pourrait objecter que le CIL n'est pas une entreprise. Mais, de fait, outre qu'il fonctionne dans un secteur marchand soumis à la concurrence, la structure associative réglementée n'apparaît primitivement dans les CIL de notre exemple que comme une contrainte parmi d'autres de l'environnement de ce qui est d'abord l'oeuvre d'un homme. Et c'est bien ce caractère personnel qui définirait l'organisme comme entreprise. Il serait plus exact de dire que le passé, sa culture, empêchent l'organisme de s'accomplir pleinement comme entreprise. Les problèmes liés à un héritage, aux choix idéaux d'un fondateur, sont une particularité que les CIL partagent avec de nombreuses entreprises plus classiques, comme nous le verrons plus loin.
      La plupart des entreprises, cependant, ne revivent pas le mythe dans de telles difficultés. Celui-ci est constitutif de l'inconscient de l'organisation, comme le complexe d'Oedipe l'est de l'inconscient des individus : il fonctionne dans "l'oubli".
      Nous constatons dans leurs cas que le fondateur a préparé l'entreprise à faire le deuil de sa personne. Pour cela faut-il que lui-même ait fait le deuil de son entreprise. Le meurtre du père est intériorisé dans le père lui-même : la mise en scène oedipienne qu'il constitue est économisée du fait qu'ayant géré adéquatement son propre complexe d'Oedipe, il ne le fait pas prendre en charge par sa créature.
      La position du fondateur par rapport à son entreprise est de ce fait déterminante pour l'exercice présent de sa gestion, et pour l'avenir de son développement. Il y a, pour le chef d'entreprise, un deuil à effectuer, de son entreprise, de la représentation qu'il en avait initialement, et donc d'une partie de lui-même, pour en faire un espace de projets habitable par d'autres.
      Or, qu'est-ce qui, pour reprendre notre interrogation, devrait motiver un créateur à nourrir une créature qui ne se développera pleinement qu'à condition de l'effacer ?
      Si le créateur d'entreprise doit disparaître pour que naisse vraiment son entreprise, qu'est-ce qui l'anime dans ce destin contradictoire ? Si le dirigeant est le lieu de l'inconscient de l'entreprise, nous devons donc nous pencher sur l'inconscient du dirigeant.

Opérativité du mythe : l'exemple du repas totémique

      Cette première approche de l'entreprise peut paraître très "théorique", au sens où elle propose une vision dont nous sommes peu coutumiers des forces qui agissent une organisation, une vision peut-être intéressante intellectuellement, amusante même, mais dont on ne saisit pas d'emblée qu'elle puisse avoir une application pratique en management.
      Nous voudrions cependant tout de suite montrer par un exemple que la construction d'un modèle théorique permet toujours, précisément en modifiant le point de vue qu'on a sur une situation ou un problème, de découvrir de nouveaux moyens d'actions sur ces derniers, que la vision antérieure qu'on en avait empêchait même de simplement imaginer.
      L'exemple nous est fourni dans le récit de la horde primitive par le passage qui précise qu'une fois le père tué, les fils-frères le découpent en morceaux et le mangent. Freud introduit ce thème d'un cannibalisme primitif dans un récit qui est lui-même proposé dans le cadre plus large d'une étude sur le totémisme. Il permet à Freud de fournir une hypothèse explicative de l'origine de certains comportements rituels dans les sociétés primitives, - notamment la vénération d'un totem, généralement un animal, considéré comme l'ancêtre mythique de la tribu, qu'il est interdit de tuer, sauf à l'occasion de certaines fêtes au cours desquelles il est sacrifié et mangé par les membres de la tribu.
      Dans la perspective de Freud qui est celle d'une étude anthropologique de comportements localisés dans le temps et dans l'espace, l'épisode cannibalique du récit est plus qu'une digression. Il se comprend même en ce qu'il donne un autre éclairage à des rites de nos propres sociétés, par exemple celui de la communion au cours des offices chrétiens, qui reproduit le sacrifice du Christ, et le partage et l'ingestion symboliques de son corps et de son sang.
      Mais, à l'époque où nos observations nous ont conduit à reprendre le récit de la horde primitive, nous étions un peu gêné par cet épisode. Tout le reste du récit "collait" avec notre expérience, comme le montre le cas du CIL. Mais le fait de couper le fondateur en morceaux et de le manger : quel rapport avec l'entreprise, et les organisations modernes en général ? Nous nous préparions donc à repousser ce passage dans une note de bas de page, pour simple mention.
      C'est un collègue avec qui nous en discutions qui nous a fait revenir à la pratique à partir de ce qui n'apparaissait que comme une excroissance superflue de la théorie. Il nous a fait remarquer que les repas totémiques existent effectivement dans certaines organisations. Pas dans toutes, et notamment pas dans le cas présenté plus haut, mais précisément, là où ils existent, ils semblent bien remplir une fonction de régulation de l'activité pulsionnelle du groupe à l'égard du chef et de l'autorité.
      Il s'agit en fait des "repas de fin d'année" organisés par la direction à la veille des vacances d'hiver (fin d'année civile) ou d'été (fin d'année académique). Après une période longue de labeur, ils se présentent comme une récompense et l'occasion d'une détente, donc d'une décharge des pulsions contraintes par la vie en groupe dans le cadre quotidien et réglé du travail. Le cadre choisi est généralement extérieur au lieu du travail et l'événement a lieu en dehors des jours et heures de travail. Le repas crée donc un lieu et un temps distincts, qui autorisent le relâchement du contrôle. Après cet événement, et les vacances qui suivent, les pulsions individuelles et groupales pourront à nouveau être reprises sous contrôle.
      Or, l'expérience semble montrer que le repas est d'autant mieux "réussi", c'est-à-dire que l'ambiance y est d'autant plus forte, qu'il reproduit les conditions physiques du repas totémique. Par rapport à un dîner au restaurant, la garden-party avec grillades fonctionne de ce point de vue mieux. Et le "méchoui" est sans doute un prototype qui a la faveur d'un grand nombre de groupes : l'animal choisi est grand, davantage anthropomorphe que, par exemple, des crustacés; il est cuit entier sous le regard des convives, coupé en morceaux et mangé, de préférence, sans couvert. Nous nous sommes même fait décrire un repas organisé par un dirigeant d'entreprise qui avait poussé l'intelligence qu'il devait avoir du processus, jusqu'à faire du repas la consécration d'un parcours de plusieurs jours, au cours duquel le personnel était allé à l'abattoir choisir la bête sur pieds, puis avait assisté, et pour certains participé activement, à l'abattage et la préparation.
      Comme précisé plus haut, le cannibalisme symbolique est une forme de gestion des pulsions antagonistes, d'amour et de haine, des membres du groupe vis-à-vis de leur père fondateur. Le rite institue des moments de l'année, limités dans le temps, au cours desquels les pulsions de haine qui restent tenaces vis-à-vis du tenant de l'autorité, peuvent se décharger dans des gestes meurtriers symbolisés, dérivés sur un substitut qui est généralement un animal. L'animal est censé représenter l'ancêtre du groupe en raison de qualités qui leur sont communes : force, ruse, sagesse, etc. Le découpage du corps de l'animal sacrifié, dont chaque membre du groupe ingère un morceau, signifie que la place laissée libre par le meurtre n'est pas à prendre par quelqu'un en particulier. Elle l'est d'une certaine manière par le groupe dans son entier, et par chacun pour une partie. Chacun est invité à s'identifier au père fondateur, mais sur le mode d'une identification partielle : on peut lui ressembler, mais pas se confondre avec lui.
      Cette invitation à l'identification au père fondateur, et surtout le type d'identification qui est encouragé, est essentiel pour la constitution et la mobilisation du groupe autour de son chef, de ses idéaux et d'objectifs durables de travail en rapport avec ces derniers. Les luttes intestines pour le pouvoir, focalisées sur la place du chef, peuvent désagréger l'organisation. L'identification symbolique, partielle, au père fondateur, et notamment l'identification à ses qualités personnelles, élevées à la hauteur d'idéaux du groupe, est un ciment puissant de l'organisation : c'est l'organisation elle-même, son projet, qui se constitue ainsi progressivement comme objet des pulsions de ses membres. Celles-ci sont déchargées dans un travail constructif au service de l'accomplissement des idéaux du groupe. Parallèlement, les composantes destructrices, agressives de ces mêmes pulsions sont dérivées vers des objets substitutifs : l'ennemi à l'extérieur, et certains objets de sacrifice à l'intérieur. On se rend compte que l'existence de totems qui peuvent être régulièrement sacrifiés, permet ainsi au groupe d'éviter d'avoir à trouver en son sein des personnes réelles qui jouent ce rôle, au sens étymologique, de bouc-émissaire.
      Dans certaines entreprises japonaises, la direction a mis en place des salles de défoulement pour le personnel, dans lesquelles il lui est offert la possibilité de décharger physiquement son agressivité, avec force coups de poing, de pied ou d'instruments contondants, sur des effigies du patron. Le procédé fait sourire nos managers cartésiens, mais en fait, tout ce qu'on peut lui reprocher, c'est son faible niveau d'élaboration symbolique, qui rend son objet directement transparent, et risque de donner parfois à un membre du personnel l'envie de "se faire la tête" du dirigeant dans la réalité.
      De ce point de vue, le repas totémique offre des possibilités autrement puissantes d'expression symbolisée d'une structure fondamentale du fonctionnement individuel et groupal. Le manager peut, à partir de ce modèle, inventer des dispositifs qui permettent d'agir sur la culture même de l'entreprise, ses idéaux, et mobiliser les motivations du personnel. On peut imaginer que de tels montages auraient pu avoir des vertus cathartiques dans le cas du CIL décrit plus haut.


Chapitre suivant


Retour au sommaire de l'ouvrage

Retour à l'accueil