Retour à l'accueil

Retour au sommaire de l'ouvrage





Patrick Schmoll

L'Entreprise Inconsciente





Chapitre 4

PATRONAT ET PATERNITÉ




Deux figures du chef d'entreprise

      Le film du réalisateur américain Oliver Stone, Wall Street (1987), met en scène l'antagonisme entre deux conceptions radicalement différentes de l'entreprise, deux manières différentes de s'y impliquer et, par conséquent, deux comportements managériaux également différents, où se joue pourtant le même enjeu, où les deux protagonistes principaux sont en quête de la même recherche identitaire, celle d'une paternité.
      Charlie Sheen campe le rôle de Bud Fox, un jeune courtier dans une banque d'affaires de Wall Street. Bud Fox est d'origine modeste. Son père est ouvrier mécanicien dans une compagnie d'aviation, la Blue Star. Son père a passé sa vie à travailler pour faire vivre sa famille et, notamment, pour payer des études à son fils. Bud a une dette symbolique importante vis-à-vis de son père. Il est ambitieux, et on se rend compte que l'enjeu de cette ambition est la reconnaissance paternelle : réussir, dépasser la condition initiale de sa famille, pour rembourser sa dette et se faire ainsi reconnaître par son père comme le fils qu'il attendait qu'il soit.
      Pour leur malheur à l'un et à l'autre, cette quête de reconnaissance comporte un paradoxe. Carl, le père de Bud (dont le rôle est d'ailleurs joué par Martin Sheen, le propre père de Charlie Sheen) est un ouvrier, plongé dans une culture ouvrière fière de ses valeurs; il a même une fonction de responsable dans le syndicat des personnels de la Blue Star. En voulant la réussite professionnelle de son fils, il ne pouvait que le propulser dans les études et dans un autre univers professionnel. En poursuivant son ambition, en voulant faire fortune, en travaillant dans une banque d'affaire qui achète et vend des entreprises sans souci de ceux qui y travaillent, Bud travaille à l'encontre des valeurs de son père. Il s'éloigne de lui. Là même où il essaie de se faire reconnaître par lui, il déçoit les attentes paternelles. Il essaie de lui donner de l'argent, de faciliter la vie de sa famille, mais il prend, ce faisant, une place qui n'est pas la sienne, qui concurrence le père dans ce rôle : son père ne peut que refuser l'argent offert.
      Ambitieux, en quête de reconnaissance, et foncièrement de la reconnaissance de la part d'un père, Bud Fox a l'opportunité de faire la connaissance de Gordon Gekko. Celui-ci, joué dans le film par Michael Douglas, est un puissant "raider" du moment, qui consacre toute son énergie à la réalisation d'un objet exclusif : le gain maximum sur des opérations massives et rapides d'achat et de reventes d'entreprises.
      Gekko incarne le succès des affaires conduites pour elles-mêmes, le règne de l'argent triomphant. Par rapport aux choix professionnels de Bud Fox, qui l'on conduit à faire du courtage, il est un modèle de réussite, et Bud décide de tout faire pour entrer au service du "raider". Le seul moyen de se faire remarquer de lui : lui proposer des informations précieuses sur des entreprises à reprendre. Ce qu'il va faire en commençant à faire des entorses à ses scrupules, en trahissant des confidences. Bud vend en quelque sorte son âme au diable.
      Gekko remarque Bud, apprécie la valeur des informations qu'il lui communique, mais aussi le jeune homme lui-même, son talent et son ambition. Une relation trouble s'installe entre eux. Bud est un instrument pour Gekko, un informateur, puis un collaborateur de travail parmi d'autres dans son équipe. Mais il retrouve dans ce jeune homme son propre talent et sa propre ambition, et il ne lui est pas indifférent de prendre à ses yeux la place d'un modèle. Gekko devient pour Bud un père, qui reconnaît ses compétences, qui lui accorde cette reconnaissance qu'il n'arrivait pas à obtenir de son vrai père. Bud devient pour Gekko un fils, un autre lui-même en germe, à qui il va chercher à transmettre ses méthodes du "raid" sur les entreprises, sa philosophie de l'entreprise et de l'argent, pour faire du jeune homme ce que lui-même est devenu.
      La relation qui s'instaure entre Gekko et Bud est fusionnelle, on pourrait dire : incestueuse. Gekko donne tout à ce fils, parfois à l'étonnement de ce dernier : sa confiance, son appartement, sa femme même. Il attend en retour également tout de Bud, qu'il lui doive tout, lui montre toujours plus son dévouement et son talent, en oubliant famille et scrupules, ce à quoi Bud s'emploie effectivement.
      Cette relation va butter sur un événement qui va fonctionner comme analyseur de leurs différences de vues, sur l'argent, l'entreprise et la paternité. Bud apprend que la Blue Star, la compagnie aérienne où travaille son père, traverse des difficultés qui en font la proie idéale d'un "raid". Il essaie de convaincre Gekko de racheter la Blue Star. Ses motivations sont partagées. Il a là l'occasion de permettre à Gekko de réaliser un très gros "coup". Mais il n'oublie pas qu'il a un père, qui travaille dans cette compagnie. Redresser l'entreprise, c'est garantir l'emploi de son père qui est autrement menacé par les difficultés qu'elle traverse. Et reprendre la compagnie où son père a donné toute une vie de travail, en quelque sorte la lui offrir sur un plateau en remerciement pour cette vie de travail que son père a consacré pour lui payer les études, c'est en quelque sorte boucler la boucle de la dette et de la reconnaissance paternelle.
      Bud convainc Gekko de racheter la Blue Star et lui en donne les moyens : grâce à son père, il obtient l'appui des syndicats de la compagnie. En échange, il obtient de Gekko un accord de principe sur les objectifs : la reprise doit avoir pour objet de redresser l'entreprise, pas de la dépecer pour la revendre en morceaux. L'opération est montée et réussit : Gekko prend le contrôle de la Blue Star. Mais dès que ce contrôle est assuré, il commence le dépeçage, trahissant sa parole. Gekko lui explique que la trahison fait forcément partie des méthodes du "raid", qu'il continue à lui enseigner, même si c'est en l'occurrence à ses dépends. Bud se rend compte qu'il s'est fait rouler, qu'il n'est décidément qu'un instrument entre les mains du "raider". Et, à cette déception, s'ajoute la colère de son père qui estime avoir été trahi par son fils.
      Bud Fox, s'expliquant avec son père, reprend l'opération dans l'autre sens avec son aide et celle des syndicats. Il trahit à son tour Gekko, prend contact avec un "raider" concurrent, avec qui ils négocient les conditions d'une contre-opération qui assurerait le maintien de l'intégrité de l'entreprise et son redressement. Une grève organisée par les syndicats fait chuter le cours des actions de la société, que Gekko est obligé de revendre à perte. Il y laissera une partie de sa fortune. Bud Fox, au sortir de ces opérations successives, sera inculpé pour délit d'initié.
      L'intérêt du film est de montrer que des conceptions différentes de l'argent, du travail et de l'entreprise sont articulées à des conceptions différentes des relations humaines et, centralement, des relations père-fils.
      Gekko et les Fox père et fils incarnent deux visions différentes de l'entreprise. Pour Gekko, l'entreprise n'est qu'un moyen de faire de l'argent. Comme l'exprime Gekko à un moment du film, l'argent n'est pas un moyen que l'on prend ou qu'on donne, il est une fin en soi, il construit et détruit les empires, il circule et ce sont les hommes qui sont les moyens de cette circulation. De sujet, l'agent de cette puissance devient un objet, l'action devient passion, dans laquelle se résume le sens de la vie. Dans son expression achevée, cette circulation est un jeu, le "spiel" des courtiers qui procure une ivresse. Les entreprises que l'on achète et que l'on vend n'ont de valeur que par rapport à l'accumulation de l'argent, elles ne sont que des moyens.
      Pour les Fox, c'est l'entreprise qui est une fin en soi. Elle est le lieu vivant de la socialité, du travail comme valeur et de la transmission de ces valeurs. C'est dans cette reconnaissance que le père et le fils peuvent se rejoindre.
      Pourtant, les deux principaux protagonistes du film poursuivent une quête dont l'enjeu est identique : la quête d'une identité conférée par l'autre, la relation à l'autre et, centralement, la relation père-fils. L'intérêt du film est de mettre en scène une interrogation sur la paternité : comment se constitue-t-elle ?
      Bud Fox a une dette, la dette d'un fils vis-à-vis de son père, qu'il cherche à rembourser pour se faire reconnaître par lui. Cette quête le conduit à élire des modèles d'hommes à la place du père pour s'en faire reconnaître. Il veut faire honneur à son père, il veut mériter de son maître. Mais dans les deux cas, il échoue : il s'éloigne de son père, il le trahit, et il trahit son maître, à chaque fois, pourtant, pour la bonne cause. Pour réussir, il lui faut contester les valeurs de son père, et pour y revenir, il lui faut trahir son maître.
      Gekko, figure du mâle dominant, est seul : contrairement aux Fox, père et fils, il n'a de référence que centrée sur lui et la comparaison à l'autre par le truchement d'une unité de mesure, l'argent. Placé dans la position du maître, il découvre qu'il peut être un père : il fait de Bud Fox un fils spirituel, l'instruit, l'enrichit, lui donne même sa compagne. Il cherche à transmettre, mais il est pris dans une philosophie de compétition, de mesure comparative à l'autre, et ce qu'il transmet, ce ne peut être que lui-même sur le modèle du dédoublement. Relation totale, incestueuse, dans laquelle Fox n'existe que par Gekko, lui doit tout ce qu'il est, et où ne peut s'inscrire, dès le départ, qu'un ratage : Gekko est un maître et ne peut pas comprendre que son disciple ne peut à son tour devenir un maître qu'en reprenant son indépendance, et donc en le trahissant.
      L'intérêt du film est de mettre en scène deux positions très différentes par rapport à l'entreprise, incarnées par les deux principaux protagonistes, qui correspondent à des systèmes de valeurs différents quant au travail, à l'argent et à l'organisation. Il met en valeur que précisément le travail, l'argent et l'organisation sont une question de systèmes de valeurs.

L'entreprise comme scène centrale de la socialité moderne

      De nombreux films et livres ont fait ces dernières années de l'entreprise et du monde des affaires le théâtre de récits qui mettent en jeu des relations fortes entre des hommes et des femmes, avec intrusion constante d'une interrogation qui porte sur la différence des sexes entre hommes et femmes, en termes de compétences professionnelles, d'exercice du pouvoir dans les organisations, et sur la transmission d'un patrimoine constitué au sein d'une société d'hommes autour d'un métier et d'une entreprise. La mode de ces films indique la place que prend l'entreprise dans les mythes opérant de la vie sociale : elle n'est pas que le lieu quotidien où on travaille pour gagner de l'argent, elle met en jeu des idéaux. Elle indique, inversement, la place que prend le mythe dans la vie de l'entreprise et dans sa gestion.
      Dans sa forme que nous avons appelée prototypique, le métier ou, plus généralement, l'activité professionnelle (le travail rémunéré) est ce qui distingue l'homme de la femme, l'adulte de l'enfant, et l'homme sain du malade. Dans sa version la plus traditionnelle, le père transmet son métier au fils, comme il transmet son nom propre. Par suite, l'entreprise, comme organisation par excellence du travail et des échanges, ayant pour finalité d'accumuler l'argent, est le lieu de la vie sociale où se concentre le signe de la valeur du travail, - masculin -, et donc de la virilité. Et elle devient pour le dirigeant, comme l'est le savoir-faire pour l'homme de métier, l'objet d'une transmission de père à fils. L'entreprise a d'ailleurs un nom, qui était autrefois le plus fréquemment le nom de la famille qui se la transmettait de génération en génération.
      Pour comprendre l'enjeu que représente l'entreprise dans ce qu'un homme transmet à un autre, c'est à nouveau le récit de la horde primitive qui nous fournit l'amorce d'une réflexion. Il nous indique, d'une part, l'enracinement profond de l'entreprise (comme action d'entreprendre) dans la volonté d'un homme d'entrer en compétition avec les autres hommes pour la possession de toutes les femmes. Et il nous indique, d'autre part, la nécessité, pour la réussite de l'entreprise (comme organisation, cette fois), d'une coopération souhaitée des hommes entre eux, s'étayant sur des sentiments mutuels d'amitié et sur le renoncement au souhait de posséder toutes les femmes.
      Les sociétés humaines restent déterminées par la tension entre ces deux polarités : la compétition des humains entre eux pour la satisfaction de leurs besoins, et la nécessité, contradictoire, de s'associer entre eux pour la satisfaction de la plupart de ces besoins. Et cette tension est évidemment compliquée par le fait que l'autre, homme ou femme, est lui-même l'objet de l'un de ces besoins : le souhait d'en faire un partenaire entre à un certain point en contradiction avec celui d'en faire l'objet d'une satisfaction. C'est notamment du fait de cette contradiction que les entreprises, comme toutes les organisations, vivent quotidiennement les problèmes issus des confusions entre relations professionnelles et relations personnelles.
      Le mythe freudien met en scène deux modes possibles de socialité, sous la forme de deux temps logiques de la socialisation des humains : un mode "sauvage", celui de la horde primitive, découlant du libre jeu des relations sexuelles et agressives entre hommes et femmes; et un mode "organisé", celui de la communauté des "frères" coopérant entre eux autour d'objectifs communs, au prix de la renonciation à une satisfaction immédiate des pulsions. Ces deux modes de la socialité supposent et déterminent aussi deux types différents de comportement dans l'exercice du pouvoir par le chef ou le dirigeant de l'organisation : le mode "sauvage" appelle une domination du groupe par un chef qui s'impose de son propre fait; le mode "organisé" appelle l'autorité (le terme est important) d'un chef qui tient son pouvoir d'une délégation par d'autres que lui, en vertu d'une loi commune au groupe, qui donc le légitime, autorise son pouvoir. (Cette loi peut prendre des formes diverses : écrites ou non, juridique ou morale, etc.).
      Ces deux types de comportements, nous pouvons les repérer dans n'importe quelle organisation. Ils coexistent et alternent la plupart du temps, dans des proportions variables, y compris en la personne d'un même dirigeant, qui à la fois s'impose par la force de ses propres qualités, en même temps que par le recours à des règles et principes qui le légitiment aux yeux des autres et à ses propres yeux.
      Mais il arrive aussi qu'un dirigeant fonctionne plus nettement dans un registre que dans l'autre, en fonction de ses propres inclinations. Les situations sont notamment plus tranchées dans un sens ou l'autre dans les petites organisations, toujours en raison de l'importance de la personnalité du dirigeant, qui s'y exprime quotidiennement, plus directement. Les portraits des types extrêmes : celui du "mâle dominant" de la horde primitive, et celui que nous appellerons de "l'autorité", permettent donc de mieux faire ressortir les deux ordres différents de motivations qui poussent quelqu'un à créer et à diriger une entreprise.

La figure du "mâle dominant"

      Le modèle de la horde primitive n'existe plus dans nos sociétés à l'état pur, si tant est qu'il ait existé dans une réalité préhistorique. L'ordre de la culture et du langage interdit la satisfaction directe et brutale de la sexualité et de l'agressivité individuelles et définit des objets de satisfaction substitutifs, certains très symboliques. Même les scènes de barbarie que nous offre l'actualité n'ont rien de "naturel" : leurs enjeux sont le pouvoir, la pureté ethnique, la victoire d'une idéologie, notions abstraites qui rendent d'ailleurs la violence qu'elles suscitent d'autant plus absurde.
      Tant la compétition, que l'organisation des hommes entre eux à propos des femmes, sont médiatisées par un ordre qui définit culturellement qui est un homme et qui est une femme et ce qu'un homme doit faire et ne pas faire pour obtenir satisfaction d'une femme. Cet ordre, la psychanalyse le qualifie de "phallique" parce qu'il est centré sur l'autorité conférée par "quelque chose" que l'homme a, et qui manque à la femme. Ce "quelque chose", qui n'est pas articulable, est présentifié dans des attributs, qui varient selon les sociétés et les époques : la tenue vestimentaire, la coupe de cheveux, la voiture, etc. (le pénis n'est que le plus corporel de ces attributs).
      Mais ce "quelque chose" est surtout exprimé dans un statut social. Or, dans nos sociétés, traditionnellement, on devient un "homme" quand on quitte l'école et qu'on commence à exercer un métier (rappelons qu'en France même, les femmes n'ont le droit d'exercer un métier sans l'autorisation de leur mari que depuis 1966). L'homme travaille à l'extérieur du foyer et rapporte de quoi nourrir sa femme et ses enfants.
      Cependant, même dans le cadre de cet ordre symbolique, la prégnance du modèle de la horde primitive reste plus ou moins forte selon les hommes. Pour l'atteinte d'objets, qui sont certes symboliques même s'ils sont plus ou moins transparents, les comportements sont par contre plus ou moins bien symbolisés, c'est-à-dire plus ou moins marqués par l'esprit de coopération ou par celui de compétition.
      Notre société reste construite sur la différence entre les hommes et les femmes, les premiers ayant à faire les preuves de leur virilité aux secondes. Il apparaît qu'un premier profil de créateur d'entreprise entre directement dans ce schéma. L'entreprise est pour ce type d'homme un attribut phallique dans le prolongement de la voiture, du niveau de revenus, de la musculature, d'un certain nombre de comportements masculins auxquels sa conduite participe.
      Ce modèle est reconnaissable à la manière de réduire l'entreprise à un objet, qu'on achète et qu'on vend, à un instrument. Ab. ne parle pas de ses projets concernant son entreprise : il ne parle que de ses projets personnels, le train de vie auquel il rêve, multiple de ce qu'il avait déjà du temps où il était salarié. Dans ce fantasme peuplé d'îles sous les palmiers, l'entreprise n'est que le moyen de faire fortune.
      Cet ordre de motivations n'est d'ailleurs pas un facteur d'échec, au contraire. L'histoire de Ab. n'est que la version "ratée" d'un schéma qui reste le même quand on envisage la réussite. La figure du "raider" qui rachète des entreprises, les désosse, jette le superflu et revend les morceaux juteux, appartient à ce registre. L'objectivation de l'entreprise fait d'elle un objet inhabité. On "dégraisse" pour désigner qu'on licencie : la formule exprime bien que l'humanité de l'entreprise est considérée dans cette perspective comme une graisse superflue.
      Ce comportement n'assure pas la pérennité de l'entreprise, sauf à se modifier : les groupes purement financiers que constituent ces dirigeants ne sont pas appelés à leur survivre, car ils n'ont pas d'identité. Ils seront à leur tour désossés. Ils sont construits dans le présent du chef d'entreprise, ils ne sont pas l'objet d'une transmission. Les magazines économiques qui opèrent régulièrement le classement des 100 ou 1000 premières fortunes notent pour eux-mêmes que sur les 200 noms qui défrayaient la chronique il y a deux générations, moins d'une dizaine se retrouvent encore dans ce classement aujourd'hui. Une entreprise peut donc vivre et se développer sous l'impulsion d'un tel dirigeant, mais seulement autant que dure ce dirigeant. Elle n'a pas dépassé le stade organisationnel de la horde primitive et le dirigeant n'a pas dépassé le stade psychologique du grand mâle dominant opposé à d'autres mâles pour la conquête des femelles.
      Cela n'empêche pas l'entreprise de fonctionner sur les bases d'une rationalité redoutable, impersonnelle et efficace. Considérer l'entreprise comme un moyen de faire de l'argent est une condition de sa réussite : sinon elle reste l'objet d'un fantasme. Et la désimplication par rapport à ce qui se passe à l'intérieur de l'entreprise est dans l'immédiat et à court terme un facteur d'efficacité de la gestion. D'où une contrainte spécifique : il faut revendre rapidement l'entreprise achetée pour ne pas entrer dans les considérations internes d'une gestion des ressources humaines et se laisser piéger par elles.
      Si nous nous intéressons à la pérennité de l'entreprise, celle-ci appelle donc un dépassement, faute duquel elle reste un moyen qui peut disparaître du jour au lendemain. Le souvenir que laissent les hommes d'affaires est souvent associé à leur seule personne, à leur succès rapide, au paraître de leur train de vie (voitures, chevaux, femmes, etc.), parfois à leur chute fracassante, plus rarement aux réalisations qu'ils laissent derrière eux, notamment leur entreprise. Inversement, pourrait-on dire, les entreprises les plus importantes doivent leur développement à une succession d'hommes différents, parfois sur plusieurs générations, à l'origine de laquelle on trouve un fondateur parfois passé dans l'oubli.

La figure de "l'autorité"

      La réussite de groupes financiers montés à la force du poignet par des personnalités remarquables alimente la presse grand public. Mais elle ne concerne qu'une petite partie des dirigeants d'entreprises. En réalité, plus discrètement, la plupart des entreprises, et notamment les milliers de petites et moyennes entreprises, sont conduites dans un esprit différent, souvent plus "traditionnel" sans être forcément moins efficace.
      Le chef d'entreprise, même s'il a créé lui-même l'entreprise et l'a développée en s'imposant par ses propres qualités, admet généralement qu'en gestion on ne peut pas se permettre n'importe quoi : non seulement parce que les lois du marché ou les contraintes légales et réglementaires rappellent un principe de réalité, mais aussi parce qu'il admet que certaines actions, même permises légalement, sont légitimes ou ne le sont pas, sont morales ou ne le sont pas. Il accepte donc des "règles du jeu", voire se les donne à lui-même, qui limitent son potentiel d'action. L'existence d'une éthique professionnelle exprime que le chef d'entreprise accepte qu'il y a un "au-delà" au libre jeu de la compétition. Son pouvoir s'en trouve limité, mais son autorité s'en trouve renforcée en ce qu'il ne tient pas ce pouvoir que de lui-même mais de quelque chose de plus fort que lui.
      Si nous revenons à nouveau au mythe, l'organisation des frères en une communauté autour d'objectifs communs suppose que l'un d'eux va prendre la direction du groupe, c'est-à-dire la place du père, en renonçant à la toute-puissance de cette place en échange de l'accord des autres pour la lui reconnaître. Cette position paternelle symbolique fonde l'autorité du dirigeant de toute organisation, et on la repère particulièrement bien dans le fonctionnement des entreprises.
      Dans notre culture, l'entreprise est conduite par un "patron". Le terme, même s'il est désuet, exprime par son étymologie et par l'histoire de ses usages, ce dont il s'agit. Du latin patronus, "protecteur", de pater, "père", le mot désigne au départ un maître de maison par rapport à ses domestiques, puis un artisan, petit entrepreneur employant quelques ouvriers.
      La connexion entre les rôles d'un père et d'un chef d'entreprise dans cette étymologie est une donnée fréquente dans de nombreuses cultures : les fonctions de chef d'une maisonnée et, par suite, de chef d'entreprise, sont conçus comme une extension de celles de père de famille (d'ailleurs la "famille" au sens ancien comprenait la domesticité). Inversement, le métier d'un homme est un constituant de son identité de père. Autrefois, pour les artisans et commerçants, le lieu du travail était contigu au domicile. Le père emmenait son fils à l'atelier ou dans la boutique, de sorte que, tout jeune, ce dernier pouvait se représenter qui était son père à travers ce qu'il faisait. Par la suite, le père enseignait son métier au fils, qui devenait un adulte, un père à son tour, à travers cette transmission. En même temps que le métier, le père transmet le nom propre, et beaucoup de noms propres en français et dans d'autres langues sont des noms de métiers : ils sont issus d'une habitude initialement prise de désigner la personne par ce qui l'identifie le mieux socialement : son métier. Ainsi le métier donne-t-il sa place à un homme dans le groupe social, à travers une lignée au sein de laquelle il en hérite de son père et le transmettra à son fils. L'artisan est à la fois père et patron, puisque son fils est son premier apprenti (1).
      De nos jours, l'identification d'un homme à son père est rendue problématique par l'évolution technologique, économique et sociale : le salariat majoritaire introduit un rapport différent au travail pour la majorité des gens; les métiers sont plus nombreux, plus diversifiés, beaucoup sont abstraits, la plupart sont exercés en un lieu autre que le domicile. Le père part le matin et rentre le soir, il lui est difficile de montrer à ses enfants ce qu'il fait, et donc, d'une certaine manière, qui il est.
      Pour ceux qui dirigent leur propre entreprise, la transmission de celle-ci prend alors, à cet endroit, la place de la transmission du métier. Confondue au départ, chez l'artisan ou le commerçant seuls, avec l'exercice du métier, l'entreprise est naturellement transmise par un père à son fils. Quand elle prend quelque importance, que le chef d'entreprise embauche, ses propres fonctions évoluent, deviennent plus abstraites en s'éloignant de l'atelier (contact client, animation du personnel). C'est l'entreprise en tant que telle, produit du métier, qui devient la richesse, l'objet de la transmission. A fortiori quand l'entreprise devient le lieu d'exercice de métiers multiples, différents, abstraits pour certains. Le métier donnait son nom au père. Le père donne son nom à l'entreprise et le transmettra avec elle.
      La conduite d'une entreprise en vue de sa transmission devient ainsi un élément de la fonction paternelle d'un homme. En fait, elle devient sur la scène sociale la fonction paternelle par excellence, dans la mesure où l'effacement des institutions traditionnelles, la famille, l'Église, l'Armée, fait de l'entreprise le lieu central de la socialité, et où la difficulté même à être père de famille conduit à l'être ou à le rechercher ailleurs que dans la famille.
      De son côté, l'entreprise acquiert sa permanence, son identité propre, d'avoir à exister au-delà de celui qui l'a créée, et parfois à travers plusieurs générations de pères qui la transmettent à leur fils. En fait, peuplée d'un personnel qui est comme la famille du patron, et acquérant elle-même les qualités d'une personne (ce que le droit confirme en lui attribuant une personnalité morale), elle est davantage que l'objet d'une transmission, elle est elle-même une créature enfantée par le père. Le statut de l'entreprise, dans cet ordre de motivation, est différent du précédent : elle n'est pas réduite à un instrument pour la conquête d'objets libidinaux, elle est elle-même un objet d'investissements affectifs.
      La paternité d'une entreprise n'est pas en opposition avec l'ordre précédemment décrit comme esprit de conquête, il le récupère et le dépasse en l'intégrant dans un cadre. A l'ordre de la rivalité directe imaginaire entre hommes pour la possession des femmes, répétition de la rivalité avec le père pour la possession de la mère, se substitue celui de l'identification symbolique au père, à travers le nom, le métier et l'entreprise.
      Le dépassement implique un autre ordre de motivations, qui introduit le dirigeant, des relations "horizontales" de rivalité homme-homme ou de conquête hommes-femmes, à une relation "verticale" de paternité : entre lui et son entreprise, au sens où elle cesse d'être son objet; ce qui n'est possible qu'en référence à une autre relation entre lui et le souvenir de son propre père comme modèle. Ce faisant, l'objet initial de la satisfaction s'efface dans l'épaisseur symbolique : les femmes ne sont plus qu'un enjeu lointain, fantasmatique.
      Dans nos sociétés, le chef d'entreprise a ainsi la fonction sacrale du chef de tribu dans les sociétés primitives : héritier du meurtre du père primitif, dont il prend la place en vertu, non de sa force, mais d'une mission qui lui est assignée, il concentre entre ses mains le tabou du meurtre.

Le crépuscule des patrons

      Nous avons souligné plus haut quel était le prix à payer de cette prérogative du chef d'entreprise : celui-ci a une fonction sacrificielle. En assumant une fonction paternelle sur la scène sociale, le patron en assume les prérogatives comme les contraintes, qui sont exorbitantes. L'entreprise n'est pas le prix de son travail, mais celui d'un don de toute sa personne.
      Les pères savent que la paternité ne s'apprend pas à l'avance, elle se découvre en présence de l'enfant. Ce que leur femme et leurs enfants demandent d'eux n'est pas inscrit dans des livres de recettes. Une façon assez exacte de résumer la fonction paternelle est de dire qu'un père, c'est celui qui prend sur lui l'angoisse de l'enfant. Cette formulation vaut pour le chef d'entreprise dans ses rapports à son entreprise et à son personnel : il peut être incompétent à différents titres, ce qui importe c'est qu'il assure le cadre, qu'il décharge le groupe des inquiétudes qui paralysent la décision et l'action, pour que chacun puisse se consacrer pleinement à son travail.
      Ce rôle est central dans la question de la délégation. Le développement de l'entreprise implique que le chef d'entreprise délègue à des collaborateurs un certains nombre de missions et tâches qui étaient antérieurement les siennes. On parle couramment de délégation de responsabilité : le terme est impropre. Les responsabilités ne se délèguent pas. Si le collaborateur échoue, il n'engagera jamais que son emploi, alors que le chef d'entreprise restera avec les conséquences de l'échec sur les bras. Quand un chef d'entreprise est tenté de faire porter par un de ses collaborateurs une partie de ses responsabilités, il s'expose à un échec que nous analysons plus loin. C'est le travail qui se délègue, mais le chef garde la responsabilité des résultats, qui devient celle d'avoir su ou non choisir le bon collaborateur. C'est en prenant davantage de missions tout en n'ayant pas tout de suite à en prendre les responsabilités qu'un collaborateur peut se développer avec assurance et contribuer au développement de l'entreprise. Le message devient : "Faites cela, j'en prends la responsabilité". Le salarié n'est donc pas directement confronté aux conséquences de ses actes, la relation est triangularisée par le responsable; il a une marge de manoeuvre que lui dégage le chef, à qui il doit en retour de ne pas oublier que c'est ce dernier qui paierait à sa place.
      Créer, reprendre, diriger une entreprise : dès lors que le choix en est fait, l'entrepreneur abandonne une part de son humanité "normale", rationnelle, car il quitte le monde du travail salarié, gouverné par l'échange raisonné d'une force de travail contre une rémunération. La perspective change radicalement : diriger une entreprise participe du même ordre de motivations, irréductible à quelque chose de "raisonnable", que celui qui amène à être père pour un enfant ou maître pour un élève.
      On doit donc se demander si les contraintes économiques actuelles, autant que ce qui est ainsi demandé d'un patron sur un plan plus personnel, ne conduisent pas à terme à leur disparition progressive.
      L'évolution de l'économie conduit à des restructurations et à des concentrations d'entreprises au sein de groupes toujours plus gigantesques, dont la puissance n'est contrebalancée que par une intervention toujours plus importante de l'État, de ses institutions, et de ses propres banques et entreprises. De sorte que le dirigeant d'une petite entreprise, et a fortiori l'homme qui a l'initiative d'une création d'entreprise, est confronté à un marché dominé par des concurrents d'une taille disproportionnée à la sienne, et à des contraintes réglementaires complexes exercées par des institutions aveugles à ses problèmes et sourdes à ses demandes.
      Sur le plan qui nous occupe, celui de la subjectivité du dirigeant, les contraintes ne sont pas moindres. Il était autrefois plus facile d'être chef d'entreprise, dans le prolongement obligé d'une fonction de père qui était aussi plus facile qu'aujourd'hui à assumer. Le père dans sa famille et le patron dans son entreprise avaient tous les droits et, surtout, ce qui rendait l'exercice de ces droits effectifs, c'est que femme, enfants et employés les lui reconnaissaient. Aujourd'hui, le métier et l'entreprise s'exercent à l'extérieur du foyer, s'étayent donc plus lointainement, plus abstraitement et plus difficilement sur la fonction paternelle. Et l'exercice de cette fonction même par les hommes est également très discuté, voir disputé, par les femmes et les enfants.
      La fonction paternelle repose sur l'attribution à chacun des deux sexes de rôles différenciés. L'autorité du père n'est possible sur les enfants que si elle est reconnue par la mère, ce qui suppose que le père représente pour elle le porteur de l'objet de son désir. Traditionnellement, cette supposition était bien établie par l'éducation et la culture. Il était facile d'être un homme : bichonné par sa mère, il était convaincu à ses yeux comme aux siens et à ceux de ses soeurs, qu'il était l'objet du désir des femmes, non pas seulement comme enfant, mais comme mâle. Bien sûr, il fallait toujours démontrer qu'on était un homme, et le moyen par excellence était d'avoir un métier et d'être un père. Mais sauf à sortir de ce droit chemin, ces attributions assuraient un homme de son identité masculine, de sa place dans une lignée et dans le groupe social, et d'être l'homme d'une femme.
      Aujourd'hui, les valeurs traditionnelles se dissolvant, les repérages sont plus flous, la "désirabilité" de l'homme devient problématique. Les femmes ont une vie active, leurs propres investissements se retirent des hommes. L'enfant-roi détrône le mâle adulte. Le discours social construit autour de la mère et de l'enfant la fiction d'une femme-mère indépendante. Les institutions dépossèdent progressivement les pères de l'autorité parentale, qu'ils partagent avec la mère, au profit de l'École, de la Justice, des DASS. La démonstration de ses qualités d'homme et de père demande davantage d'effort.
      F. Hurstel, qui a consacré l'essentiel de ses travaux à la question de la paternité sur les plans social et psychologique, montre par exemple (2) que les "nouveaux pères", qui s'occupent davantage de leurs enfants, ne sont pas de "nouvelles mères"; l'aide qu'ils apportent au ménage reste le seul moyen pour un père qui n'a plus un crédit illimité auprès de sa femme, de démontrer que la mère n'est pas tout pour l'enfant puisqu'elle a besoin d'aide et que lui sait aussi faire; et de démontrer à sa femme qu'il peut lui être de quelque intérêt.
      Le centre de gravité de la paternité retourne en quelque sorte au foyer et autour de la mère. Ceux qui ne veulent ou ne peuvent entrer dans ce jeu et continuent à exercer leur paternité sur le lieu de leur travail sont vécus et se vivent comme de "mauvais pères". La distorsion s'accroît entre le besoin de démontrer qu'on est un homme et un bon père par sa réussite professionnelle, et la nécessité de séduire sa femme par davantage d'attention et de présence à la maison.
      Cd. est directeur d'un petit établissement financier employant une quinzaine de personnes. Son métier et ses responsabilités professionnelles et associatives font pour lui partie de sa manière d'être père, en référence à son propre père à lui : il est de formation comptable comme son père; son père était maire du village où il a grandi et où il a pris à son tour quelques responsabilités dans la vie locale, et où on le presse de prendre à la mairie la succession de son père. Son activité professionnelle lui prend l'essentiel de son temps, au dam de son épouse. Il n'est pas sûr d'être un "bon" père. Son père aussi était souvent absent pour raison professionnelle, il se souvient de l'avoir souvent regretté.
      Tout le paradoxe de la position paternelle de Cd. est là : peut-il agir autrement ? Par l'exemple, son père lui a désigné où était l'objet de son désir : dans le travail. Soumis comme tout homme aux contradictions des identifications, Cd. ne peut être un "bon" père, c'est-à-dire suivre le modèle paternel, qu'en étant comme lui un "mauvais" père au foyer. S'il accédait à l'attente de sa femme et de ses enfants, il ne serait pas sûr de leur donner satisfaction en raison de l'ambivalence déjà soulignée de cette attente, et serait en rupture par rapport au modèle paternel, donc serait un mauvais père à tout point de vue.
      Tant les difficultés matérielles que l'évolution des moeurs requièrent du dirigeant d'entreprise une certaine inconscience et il n'est pas sûr qu'on continue à trouver pour l'avenir des entreprises autant de héros que nécessaire.


NOTES

(1) F. Hurstel, qui consacre l'essentiel de ses recherches aux incidences psychosociales de la paternité, a consacré une série d'articles sur la question plus particulière des rapports entre l'identification d'un enfant à son père et le métier de celui-ci. Cf. F. Hurstel, Le métier du père. Son importance du point de vue psychologique pour le devenir de l'enfant, Bulletin de Psychologie, 1980-81, XXXIV, 351, pp. 665-667.

(2) F. Hurstel, La fonction paternelle aujourd'hui en France. Question d'actualité et problèmes de théorie, Thèse d'État en psychologie, Strasbourg, Université Louis Pasteur, 1991.


Chapitre suivant


Retour au sommaire de l'ouvrage

Retour à l'accueil