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Patrick Schmoll

L'Entreprise Inconsciente





CONCLUSION




      En définitive, ce livre est un essai sur l'héroïsme ordinaire. L'héroïsme de ceux qui ont choisi l'aventure de l'entreprise.
      L'entreprise est à la mode. L'échec désormais affiché des économies d'État, en consacrant la victoire des conceptions libérales, a aussi consacré l'entreprise comme valeur-clé de nos sociétés pour les prochaines années, sinon pour les prochaines décennies. Même les Français, traditionnellement antipatronaux comme ils étaient autrefois anticléricaux, sont aujourd'hui réconciliés avec l'entreprise.
      Ce phénomène est cependant l'aboutissement d'un processus plus ancien et plus profond. En un demi siècle, les fondements traditionnels du lien social : famille, religion, métier, appartenance à une communauté culturelle ou de classe, se sont désagrégés, tandis que se renforçait le rôle des organisations et de l'État. Ce sont aujourd'hui les organisations qui définissent le statut social de chacun, à travers sa carrière professionnelle, déterminée par les appareils éducatifs, les administrations et les entreprises.
      Les organisations sont de ce fait l'objet de représentations ambivalentes. D'un côté, elles sont un cadre nécessaire de la vie sociale : personne ne songerait à remettre en cause le principe même de l'Éducation Nationale, de la Sécurité Sociale, voire du Fisc, quels que soient leurs dysfonctionnements ou les griefs particuliers que chacune pourrait leur porter. D'un autre côté, l'inhumanité de leurs dimensions et de leurs logiques propres, au regard desquelles l'individu n'est qu'un pion, en font des monstres qui se nourrissent de ceux-là mêmes qu'elles ont pour objet d'éduquer et de protéger, comme Kronos dévorait ses enfants.
      Le prestige de l'entreprise tient à ce qu'elle est devenue, dans les représentations communes à tout un chacun, une figure-antithèse de l'État. Face aux monstres administratifs, immenses et sans âme, peuplés de fonctionnaires sans vie, le dirigeant d'entreprise, et de préférence le créateur-dirigeant de la petite entreprise, brandit l'étendard du projet, du rêve, bref de la lutte de l'esprit contre la pesanteur. L'entreprise est donc désormais le lieu moderne du mythe, le cadre où se met en scène quotidiennement le jeu des valeurs et des interdits qui commandent notre société.
      Pourtant, elle est une organisation, et plus d'une raison permettent d'ailleurs de présenter l'État, historiquement, comme une conséquence logique, voire l'aboutissement paradoxal, de l'économie d'entreprise. Mais elle se distingue des organisations anonymes par l'existence d'un personnage qui la fonde et l'anime, l'entrepreneur. Ainsi se dessine la place que prend l'entrepreneur dans la mythologie de nos sociétés : celle du héros.
      Le héros n'est pas un personnage réel, c'est un rôle dans un scénario. Il a une existence par rapport à un mythe, dans lequel il prend une certaine place : celle du représentant de l'humanité contre les forces de la vie et de la mort qui la menacent; que ces forces soient des dieux, des monstres, ou des principes abstraits; la place d'un humain qui doit dépasser son humanité, et de ce fait la nier, au point de se mettre, ou d'être mis, au ban des hommes alors même que c'est l'humanité qu'il sauve.
      Quand un personnage réel affronte la mort pour que vainque la vie, sa vie mais aussi celle de ses semblables, il prend cette place pour la postérité, se mêlant à la foule des héros, renommés ou inconnus, qui l'ont précédé.
      Or, ce que notre expérience de quelques années comme consultant en entreprise, au contact de dirigeants d'entreprises le plus souvent petites et moyennes, nous apprend, c'est que l'entreprise est un combat pour la vie. Et nous avons vu, au long des exemples que nous avons donnés, que ce combat est un combat toujours recommencé, parce que jamais complètement gagné, et peut-être, d'une certaine manière, toujours perdu d'avance. Comme l'est le combat du héros lorsque sa mission le conduit à défier les dieux : l'entreprise produit les ferments de sa propre mort, contre lesquels elle doit inventer des solutions toujours nouvelles.
      C'est un combat pour la vie, où la vie prend les visages contrastés de l'inventivité, de la ténacité, de la ruse, voire de la mauvaise foi et du scandale financier. Où la mort menace sous les formes multiples du fisc, de l'URSSAF, de la Banque, du client ou du fournisseur en situation de monopole, en fait, de tout ce qui est le plus antagonique à l'être humain, monstres aveugles qui hantent les nuits blanches de l'entrepreneur : l'Institution.
      Ainsi l'entrepreneur a-t-il un rôle fondateur : il recrée de nouveaux cadres, de nouvelles références, là où les institutions vieillies, décalées par l'évolution des moeurs, s'effritent, meurent par étouffement. Mais, paradoxalement, créant une nouvelle organisation, la remodelant en y laissant sa marque, il produit à son tour de l'Institution. L'entreprise grandit, devient groupe, organise le travail de centaines de milliers d'hommes, gère des budgets plus gros que ceux de certains États. Le créateur disparu, reste sa créature, à l'antithèse de ce que poursuivait sa démarche initiale.
      C'est pourquoi l'entrepreneur est un héros de la mythologie moderne. Comme le héros, il est utilisé par les dieux qui le missionnent pour dépasser leurs contradictions, qui se nourrissent de ses efforts. Comme le héros, il est, au nom des dieux et des hommes, obligé d'affronter d'autres dieux et d'autres hommes, et de transgresser pour cela les lois dictées par ceux-là mêmes qui l'ont missionné. Pour cela, il sera récompensé, mais aussi châtié. La fin du héros n'est pas facile : que l'on repense à Prométhée, dérobant le feu du ciel pour le donner aux hommes, et condamné à avoir éternellement le foie dévoré par un rapace (combien de dirigeants ont-ils des troubles gastro-intestinaux... ?). Que l'on repense à Hercule, s'arrachant la peau pour se débarrasser de la tunique de Nessus.
      Créer, reprendre, diriger une entreprise : dès lors que le choix en est fait, l'entrepreneur abandonne une part de son humanité, car il quitte le monde normal du travail, gouverné par l'échange d'une force de travail contre une rémunération.
      Bien sûr, l'entreprise appartient à son dirigeant. Et nul ne contestera que si elle est une réussite, il en tire des avantages matériels significatifs. Encore qu'elle ne soit pas toujours une réussite, et c'est alors aussi dans l'adversité qu'on reconnaît le chef d'entreprise.
      En revanche, le dirigeant, lui, ne s'appartient plus. Plus question pour lui de marchander sa force de travail, de pouvoir compter son temps entre l'entreprise, sa famille et ses loisirs. Le travail passe avant tout. Certes, il ne travaille pas continuellement, mais continuellement il est disponible : les conjoints et les enfants de chefs d'entreprise savent, pour le vivre quotidiennement, qu'il peut être sollicité à tous moments, en famille et pendant ses loisirs. Eux-mêmes contribuent souvent par leur travail à la marche de l'entreprise, et donc à cet effacement des limites entre vie privée et vie professionnelle.
      Quel patron ne se demande pas parfois s'il n'a pas trop sacrifié à cette créature exigeante, au risque de perdre dans ce qu'il sacrifiait ce qui était peut-être l'essentiel : ceux qui l'aimaient. Comment formuler une réponse autrement qu'en termes missionnaires : "Il le fallait". Il le fallait, parce que les rapports d'un dirigeant à son entreprise ne sont pas les rapports d'échanges qu'un salarié entretient avec elle : ce sont des rapports d'appartenance. Oui, l'entreprise appartient à son dirigeant, mais ce dernier, en retour appartient à l'entreprise. L'entreprise et lui s'appartiennent mutuellement.
      Leur nombre, la petitesse de leur entreprise, leur solitude dans un univers de géants institutionnels, et la quotidienneté des épreuves qu'ils ont à traverser, en font un combat ordinaire. Rendent-ils ce combat moins héroïque pour autant ?
      Même si le héros devient héros dans l'esprit du commun une fois sa mission remplie, souvent une fois mort, ce n'est pas l'image de son triomphe, auréolé de gloire, qui le constitue comme tel. Il se construit comme héros dans l'adversité : Napoléon ne serait pas ce qu'il est sans Waterloo et Sainte-Hélène.
      Ce n'est donc pas qu'un combat contre les forces qui lui sont adverses, c'est aussi un combat que l'entrepreneur mène à l'intérieur de lui-même, contre la pulsion de mort. C'est même le plus difficile, car l'Ennemi n'est pas aussi clairement désigné. N'est pas entrepreneur qui veut, et s'il représente socialement les forces de la vie, c'est aussi parce que lui-même surmonte les tentations mortifères : celles que l'on repère dès le départ chez un créateur, quand il a envie de tout laisser tomber, de baisser les bras, de fuir, cette horreur quotidienne qu'est le souci de faire survivre et croître une entreprise, sans merci de quiconque, dans l'incompréhension même de ceux qu'elle nourrit; la forme dernière de ces premières tentations est bien de vouloir abandonner pour rejoindre le giron de l'institution comme salarié. Ceux qui l'ont tenté savent d'ailleurs que le retour n'est pas facile : l'Institution se méfie d'eux.
      Plus subtilement, quand l'entreprise se développe, l'entrepreneur doit se garder de la pulsion de mort sous les formes des erreurs de gestion. Ses anticipations, ses choix stratégiques sont entachés d'erreurs d'appréciation qui sont autant de projections de ce que nous avons appelé son "point aveugle" : cette zone de son champ de perception que le stratège ne voit pas, ne veut pas voir, parce qu'elle demanderait de lui plus qu'il ne veut ou ne peut accepter ou donner.
      Ce qu'il y a de remarquable dans l'approche des entreprises sous cet angle, ce que nous avons essayé de montrer dans cet essai, et qui fait la difficulté du métier de consultant, voire son impossibilité, c'est que, le sens de ce que fait le dirigeant d'entreprise étant au-delà de lui-même, c'est souvent contre lui-même aussi qu'il doit se battre, et que nous devons l'aider à se battre, pour aboutir à un résultat, le développement de l'entreprise sous sa forme institutionnelle achevée, dans lequel le dirigeant risque de ne même pas reconnaître le projet qui fut initialement le sien.


Bibliographie


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