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Patrick Schmoll

L'Entreprise Inconsciente





Chapitre 7

AU CHEVET DE L'ENTREPRISE




Pour une psychologie clinique de l'entreprise

      Notre mode d'approche de l'organisation de l'entreprise, des ressources humaines et de la psychologie du dirigeant est spécifique. Elle implique de la part du consultant qui intervient auprès d'entreprises une double formation, d'une part en gestion, de l'autre en psychologie, et, de préférence aussi, une double expérience professionnelle, d'une part de l'entreprise, d'autre part du travail avec des êtres humains.
      La formation et l'expérience de la gestion ne doivent pas être n'importe lesquelles. Il ne s'agit pas que d'une expérience des organisations en général, mais de ce type spécifique d'organisation qu'est l'entreprise : en effet, ceux qui ont eu l'occasion de travailler dans des organisations différentes se sont rendu compte que leurs collègues de travail, par exemple fonctionnaires ou permanents d'association n'ont aucune idée autre qu'intellectuelle sur ce qu'est la vie dans une entreprise, tant qu'ils n'y ont pas eux-mêmes fait au moins un passage; de même, d'ailleurs, que les patrons et salariés d'entreprises n'ont aucune idée de ce qu'est la vie dans un établissement public ou une association tant qu'il n'y ont pas goûté. Il s'agit réellement d'univers différents, qui conditionnent les modes de pensée de sorte que ceux qui y vivent sont étrangers à ceux qui n'y vivent pas, et réciproquement, et ont tendance à considérer les autres à l'aune de leurs propres systèmes de valeur. C'est un cas de figure classique dans la rencontre entre un homme d'entreprise et un fonctionnaire ou un permanent d'association, que l'un puisse être amené à considérer l'autre comme incompétent, dilettante, voire parasite, tandis que l'autre considérera que le premier cherche à faire de l'argent sur le pauvre monde, le seul sentiment partagé par chacun des deux étant l'impression d'être considéré par l'autre de manière hautaine, voire méprisante. En fait, pour exercer comme consultant dans les organisations, il est souhaitable d'avoir une expérience des différents types d'organisations, qui donne un recul par rapport aux modes de pensée qui leur sont propres et qui paraîtraient autrement, à celui qui n'en connaît qu'un, comme allant de soi.
      De même, la formation en psychologie et l'expérience de l'humain nous semblent devoir être spécifiques. Actuellement, la plupart des psychologues qui interviennent dans le champ du travail et des organisations ont une formation spécialisée, dite de "psychologie du travail", dont beaucoup se sont cependant rendu compte qu'elle tendait à les isoler dans certains types d'approche, et les empêchait par ces aspects de se distancier du discours gestionnaire des organisations. C'est ainsi que dominent dans les DESS de psychologie du travail les approches de type statistiques, cognitives, enquête, testing qui sont utiles dans un type très précis de situation : 1/ dans les grandes organisations, qui se prêtent par leur effectif, à ce type d'évaluation, et 2/ dans la phase d'évaluation des problèmes. Les grandes organisations restent les premiers pourvoyeurs d'emplois salariés de psychologues, qui sont généralement limités à des fonctions d'évaluation, l'intervention proprement dite relevant de la direction. L'orientation des enseignements professionnels en psychologie est donc sensé. Dans d'autres types de situation : lorsqu'il s'agit de mettre en place ou de suivre un processus de changement dans l'organisation, d'intervenir le cas échéant "à chaud" dans des situations de crise ou de conflit, et a fortiori lorsqu'il s'agit d'organisations qui, par leurs dimensions plus petites, vivent des relations interpersonnelles entre leurs membres, il est clair qu'une formation complémentaire est nécessaire : d'une part à des méthodes d'approche des humains et des groupes en situation, dynamique de groupe; d'autre part, comme il s'agit en fait d'un domaine qui a encore été peu exploré par la psychologie, une ouverture est nécessaire à l'ensemble des courants de la psychologie, y compris ceux qui n'ont pas encore produit de travaux reconnus dans ce domaine, comme la psychanalyse, pour fournir des outils d'une telle approche.
      C'est pourquoi nous avons eu tendance, partant de notre propre formation en gestion et en psychologie, à travailler jusqu'à présent préférentiellement avec des professionnels formés à la psychologie clinique, en attendant que les cursus de psychologie du travail s'adaptent en intégrant cette dimension.
      On peut s'étonner que l'entreprise puisse être un objet pour le psychologue clinicien. Une réflexion déjà ancienne, conduite avec quelques collègues psychologues sur la définition de la psychologie clinique, nous amenait il y a quelques années à en proposer une qui reste à notre avis toujours d'actualité : l'étude de l'être humain dans la globalité de son histoire singulière et de ses relations à son milieu (1). Le terme clinique s'est imposé dans un contexte historique où la plupart des psychologues ont d'abord été employés dans le secteur sanitaire, puis social, sous l'autorité de médecins psychiatres. Étymologiquement, il désigne l'observation du malade à son chevet.
      D'emblée, qualifier le travail du psychologue de clinique se fait donc au prix d'une distorsion : la clinique du psychologue est souvent, en quelque sorte, "ambulatoire", puisque ses clients ne sont pas a priori alités. Par ailleurs, s'il ne recueille pas leurs histoires au pied du lit, il ne doit pas non plus les entendre au pied de la lettre, en raison de la dimension fantasmatique qu'il doit prendre en compte et qui nécessite une interprétation. (C'est dire que, si leurs auteurs ne sont pas alités, les histoires en question sont par contre parfois "à dormir debout").
      Peut-on parler d'une clinique de l'entreprise ? Même en exceptant le fait que nombre d'organisations sont folles et/ou rendent les gens fous, il importe de ne pas confondre clinique et pathologique. Le matériau sur lequel on travaille est de la parole, l'observation de signes. Les histoires sont interprétées, et c'est ce caractère d'observation et d'interprétation de propos et de signes, concernant une organisation donnée, spécifique, et des hommes pris dans leur originalité, qui permettrait de qualifier notre démarche auprès des entreprises de "clinique"

Le consultant : un passeur

      Nous avons essayé de montrer dans les chapitres précédents que le développement de l'entreprise la conduit à devoir franchir un certain nombre de seuils critiques pour atteindre le niveau d'une organisation achevée. Ces seuils peuvent être rapprochés de ce que les anthropologues appellent des "rites de passage". Il s'agit de moments de la vie du groupe et de l'individu caractérisés par un vécu de crise, avec le cortège des signes qui qualifient cette situation : perte des repères et des valeurs qui organisaient le monde jusque là, inquiétude voire angoisse, réduction de la capacité à anticiper sur l'avenir, etc. Comme à la sortie de l'enfance ou de l'adolescence, qui font dans toutes les sociétés l'objet de rites visant à organiser ces passages difficiles, la crise se résout dans l'instauration (on pourrait dire dans l'accouchement) d'un équilibre nouveau, d'un nouveau système d'échanges, qui résout les contradictions auxquelles était confronté l'équilibre antérieur.
      L'entreprise est productrice d'un paradoxe constitutif :
      o Ou bien le chef d'entreprise n'arrive pas à faire passer à son entreprise les seuils de développement qui correspondent en fait à autant de dépassements de lui-même, et d'abandons; et dans ce cas son entreprise se maintient à un niveau de fonctionnement constant.
      Nous connaissons des chefs d'entreprise qui ont fait explicitement ce choix parce qu'ils savent que s'ils développaient davantage, ils perdraient la maîtrise de leur entreprise. Ce qu'ils expriment en disant qu'ils ne contrôleraient plus la qualité de leur produit, ne pourraient plus suivre tous leurs clients, n'auraient plus le contact direct avec l'ensemble de leur personnel.
      D'autres souhaitent au contraire développer leur entreprise, et l'impossibilité de dépasser l'un ou l'autre de ces seuils finit par user leur moral, et le turn-over de leurs effectifs et de leurs clients et partenaires sur les mêmes difficultés les isole tous les jours un peu plus, menaçant la pérennité de l'entreprise. Dans les deux cas, qu'il s'agisse d'un choix ou d'une contrainte subie, le maintien de l'entreprise à un niveau d'activité constant la menace de déclassement par rapport à sa concurrence, et elle ne se maintient que pour autant que dure le chef d'entreprise lui-même : à la disparition de ce dernier, l'entreprise doit changer, si elle en a encore l'opportunité, faute de quoi elle disparaîtra avec lui.
      o Ou bien le chef d'entreprise réussit à développer son entreprise, et c'est alors au prix de son propre effacement. Par surcroît, le résultat de son oeuvre sera de produire un monstre qui ignorera presque tout de l'esprit d'entreprise qui inspirait au départ sa création. Les grandes entreprises fondées au début du siècle ou à la fin du siècle dernier exposent complaisamment les photographies en noir et blanc de leurs fondateurs, posant à l'ancienne devant des limousines de collection. Mais il est facile de faire parler les morts, et lequel d'entre eux, disparu alors que l'entreprise ne comptait qu'une centaine d'employés, se reconnaîtrait aujourd'hui dans ce géant multinational gérant un budget et un effectif aux dimensions de celles d'un État ? Et, surtout, fonctionnant réellement comme une organisation étatique.
      La nature d'un paradoxe est de ne pas laisser d'alternative : quoi qu'on fasse, le choix est obligé et justifié, alors même qu'on sait que ses conséquences seront contraires à ce qui le motivait. Notre approche nous permet de suivre le parcours du développement d'une entreprise depuis sa création jusqu'à son achèvement comme organisation, c'est-à-dire lorsqu'elle cesse d'être proprement une PME, et sous un autre angle, lorsque son émancipation s'achève par l'effacement de son fondateur. A chaque étape de ce développement, un certain nombre d'options sont possibles pour l'acteur central qu'est le chef d'entreprise, qui n'ont que deux traductions possibles, soit une stase dans le développement de l'entreprise, soit la poursuite de ce développement jusqu'à une forme de maturité de l'entreprise comme organisation qui implique la mort de l'esprit d'entreprise lui-même.
      Pour le dirigeant qui fait le choix de poursuivre, quels sont alors les moyens qu'il peut se donner pour passer les seuils ? On saisit que le passage de ces seuils est subordonné à un travail sur lui-même, qui va aboutir à une différenciation entre lui et son entreprise. La première étape, condition à la fois de cette séparation et d'un travail sur soi, est de pouvoir se poser soi-même comme objet envisageable d'un travail, c'est-à-dire envisager l'idée de se voir soi-même, en quelque sorte de l'extérieur; agir tout en s'observant agir. Quand ce recul est amorcé, on peut en fait dire que la moitié du chemin est fait, car l'esprit est ouvert aux conséquences de tout le reste. C'est cette objectivation de soi-même, cette vision claire de ce qu'il est, de ses projets, de ses potentiels et de ses limites, qui va en effet permettre au dirigeant de construire une stratégie d'entreprise qui tienne compte également de lui-même, qui l'intègre lui-même parmi les paramètres à prendre en compte, alors que d'autres auront tendance à s'exclure de leurs calculs, à oublier qu'ils sont réellement la première ressource humaine de leur entreprise.
      Les chemins sont divers, qui mènent à ce travail sur soi. Certains chefs d'entreprise sont engagés dans une démarche personnelle : spirituelle, yoga, psychothérapie, art martial, écriture, pratique d'un instrument de musique. Tout ne s'équivaut pas dans l'enjeu de la recherche et dans ses résultats. Mais toutes ont un effet commun sur les rapports du chef d'entreprise avec son entreprise : elles lui permettent de s'intéresser, ou plus précisément, sans se dépassionner de son entreprise, de se passionner aussi pour autre chose. Ce sont autant de processus qui triangularisent les relations de l'homme à sa créature, le conduisent à investir ailleurs et autrement, donnant un sens plus vaste à son entreprise, tout en la laissant se détacher de lui.
      Il n'y a donc pas lieu de faire du conseil aux entreprises, ou de l'intervention du psychologue, une panacée : d'autres moyens existent. Mais il est vrai que, dans la pratique, le temps dévoré par l'entreprise elle-même, et la rationalité gestionnaire s'imposant comme mode de penser contre toute aspiration de l'esprit, empêchent la plupart des chefs d'entreprise d'envisager spontanément une telle démarche, dont ils ne saisissent pas l'intérêt immédiat. La nécessité ne s'en impose parfois qu'à l'occasion d'une situation de crise.
      Il est vrai aussi que, si les entreprises et les chefs d'entreprises n'ont pas attendu l'apparition des consultants pour se développer sans leur aide, l'émergence de cette profession correspond à une évolution historiquement plus récente des exigences de l'entreprise, qui dévore davantage que par le passé le temps et l'énergie de son dirigeant (preuve en est l'apparition sur le marché de séminaires de formation à la gestion du temps et à la gestion du stress). Autrefois, le chef d'entreprise était pris dans une tradition familiale, une culture, trouvait le temps de s'intéresser à autre chose, d'aller à la messe, au théâtre, au club. Aujourd'hui, la pression est plus forte qui fait du chef d'entreprise un être unidimensionnel, captif des seuls problèmes de son entreprise, dans une relation duelle sans médiation externe. Même la famille, qui faisait partie de cet univers, tend à en être exclu.
      La triangulation est alors dans ces cas introduite par l'intervention, entre l'entreprise et son dirigeant, d'un tiers extérieur en la personne du consultant. En ce sens, le consultant remplit dans les organisations, au regard des seuils qui sont à franchir, la fonction du "passeur" dans les rites de passage.

Consultant : mission impossible

      1/ Un premier point dans l'approche des entreprises est de souligner qu'il y a fréquemment une série d'écarts entre a/ la demande telle qu'elle est formulée par le client et adressée au consultant, b/ la manière dont le client voit effectivement son problème et c/ la nature profonde du problème. Le client ne dit pas tout de ce qu'il voit de son problème et, de surcroît, ce qu'il voit n'est pas forcément tout le problème, ni même la réalité du problème.
      L'exemple que nous avons donné des "dominos" montre qu'une demande de recrutement peut cacher un problème d'organisation, qu'un recrutement qui s'annonce difficile pourrait être avantageusement remplacé par la formation d'un collaborateur déjà en place, le poste qu'il libérerait à son tour pouvant faire l'objet d'un recrutement plus facile; nous avons également vu qu'un problème perçu comme étant un problème de communication ou relationnel trouve souvent sa solution dans une simple réorganisation du travail, sans mis en cause des personnes, etc. Il n'est donc pas toujours souhaitable, ni même professionnellement légitime de répondre strictement à la demande du client : si on le fait, on lui fait plaisir, mais on le fait payer alors que son besoin risque de rester insatisfait, avec une forte chance d'échec de l'intervention. Il est donc nécessaire d'analyser la demande, de procéder à un pré-diagnostic pour pointer la réalité du besoin et asseoir le contrat sur des bases réelles.
      Dans notre pratique, nous avons de ce fait été conduit à choisir un positionnement de généraliste en matière de conseil aux entreprises, malgré une formation de départ spécialisée dans le recrutement. Un cabinet spécialisé, par exemple dans le seul conseil en recrutement, ou dans l'organisation d'actions de formation, s'expose en effet à répondre à une demande de ses clients en proposant les prestations de service qui sont son objet social, un conseil en recrutement, ou une action de formation, et elles seules. Notre positionnement plus ouvert nous a permis par le passé de refuser un recrutement que nous savions voué à l'échec, et de proposer une autre prestation, plus adaptée.
      2/ L'autre aspect important de la fonction de consultant, une fois le besoin diagnostiqué, consiste à ne pas oublier qu'il répond au besoin de son client, et de personne d'autre. Mais qui, précisément, en fonction de la distinction que nous avons introduite tout au long des pages qui précède, est le client ? L'entreprise ou le chef d'entreprise ?
      La clarté exige d'avoir pour référent la réponse à la question : qui paie ? Notre client habituel c'est donc l'entreprise : le consultant travaille dans l'intérêt de l'entreprise, ce qui lui permet, en méthodologie comme en pratique, de ne pas confondre le besoin de l'entreprise avec la représentation que son dirigeant a de ce besoin. Dans un recrutement, par exemple, il est clair que le consultant ne fait pas le travail de l'ANPE : l'intérêt du candidat passe après celui de l'entreprise cliente. Mais il est tout aussi évident, parfois, que ce même référent permet aussi au consultant de dégager la procédure de recrutement des fantaisies de certains employeurs, et d'en préserver par là même aussi bien l'entreprise que les candidats.
      Bien distinguer de ce point de vue permet ensuite d'articuler, au lieu de confondre. C'est en définitive l'intérêt du candidat de ne pas être accepté sur un poste où il ne sera pas adéquat, perdra son temps en investissement inutile et se fera licencier avec le risque de voir son CV entaché par une faute de parcours, que d'autres employeurs interpréteront comme un manque de discernement. On peut donc énoncer en résumé que la fonction du consultant en gestion des ressources humaines est d'articuler, dans l'intérêt de l'entreprise, les paramètres propres à un homme, ceux propres à un poste, et ceux propres à un dirigeant.
      3/ Les deux remarques précédentes, qui sont assez classiquement posées comme des principes inhérents à l'exercice professionnel d'une fonction de conseil auprès des entreprises, ne doivent cependant pas cacher que leur application souffre des difficultés liées à la structure des PME. Même si le contrat (au sens moral et au sens juridique) définit clairement le client et la nature du besoin auquel on cherche à répondre, il reste que le besoin, virtuellement non pris en compte, du chef d'entreprise, son projet professionnel et personnel, ses motivations, sont plus difficiles à cerner dès les premiers entretiens de diagnostic, n'apparaissent souvent qu'en cours de route, et exercent néanmoins des effets incontournables sur le déroulement du contrat, surtout s'ils sont insatisfaits, voire contrariés, alors même que le contrat formel est rempli.
      Idéalement, lorsqu'émerge un problème directement lié à la personne du dirigeant, le consultant devrait être amené à proposer une intervention distincte, payée par l'intéressé lui-même et non par l'entreprise. Il en est ainsi dans la formule du coaching, qui est un conseil personnalisé du dirigeant, portant sur ses propres rapports à sa carrière et à son entreprise. Il arrive aussi parfois qu'un dirigeant entame une démarche personnelle de type psychanalyse ou autre...
      Mais ces cas de figure sont relativement rares. En pratique, nous avons souvent constaté que nos interventions apportaient quelque chose à l'entreprise et à son dirigeant sur deux plans bien distincts, l'un formel et apparent, l'autre informel et souterrain. Et souvent aussi, le plan des apports formels, qui font l'objet du contrat entre nous et le client, se révèle avec le temps moins important pour le devenir de l'entreprise que ce que nous apportons sur un plan informel, mais qui n'a pas fait l'objet d'un contrat au départ, parce que généralement moins bien repéré par le client, voire contesté, et pour lequel nous ne sommes donc pas payés.
      Nous n'avons pas à ce jour vraiment trouvé de solution à ce problème. En fait, la rigueur méthodologique et éthique qui consiste à répondre au besoin de l'entreprise, qui n'est pas nécessairement celui de son dirigeant, et au besoin réel, qui ne correspond pas forcément, ni au besoin perçu, ni à la demande formulée, -cette rigueur ne fait pas toujours bon ménage avec la logique commerciale qui voudrait qu'on caresse l'interlocuteur dans le sens du poil. On pourrait arguer que la qualité d'une prestation contribue à construire à la longue une image de marque : mais la réalité du marché expose le consultant à une confrontation à court terme avec une concurrence qui n'hésite pas à proposer au client des solutions faciles et moins chères.
      Enfin, le consultant n'oubliera pas que certains dirigeants font intervenir le consultant pour des motifs obscurs qui n'apparaissent qu'après-coup. Dans certains cas, tel audit sollicité n'a pour réelle fonction que de trouver une justification pour licencier un collaborateur, dont on a déjà décidé de se débarrasser quelles que soient les conclusions du consultant. Dans d'autres cas, franchement plus pathologiques, la mission du consultant n'a pour but réel que de rassurer le dirigeant sur sa gestion ou sur lui-même, ce qui se fera le cas échéant au prix d'un réel sabotage de l'intervention, destiné à prouver que le consultant a tort, voire qu'il est une nullité. Ces situations extrêmes sont heureusement plus rares, mais elles indiquent bien que le travail du consultant s'apparente bien à une "mission impossible".

L'exemple de Gh.

      L'entreprise Gh. a pour objet l'usinage de pièces mécaniques de précision. Sa forme juridique est celle d'une société anonyme, elle emploie 13 personnes et réalise 10 MF de chiffre d'affaires annuel. M. Gh., PDG de l'entreprise, s'adresse à nous pour une assistance à la sélection en vue du recrutement d'un chef de fabrication.
      M. Gh. nous avertit lui-même que le recrutement se présente comme une opération délicate. L'entreprise a eu de tous temps du mal à trouver un collaborateur qui convienne à ce poste, qui est en fait le lieu d'un turn-over élevé : sept personnes se sont succédées à cette place en dix ans, et ont quitté, soit par démission, soit par licenciement. Pour le recrutement du dernier chef de fabrication en date, l'entreprise avait finalement fait appel à un cabinet de recrutement spécialisé dans le secteur mécanique : ce cabinet est dirigé par un ancien ingénieur, reconverti dans le recrutement et qui exploite sa bonne connaissance de ce secteur d'activités et son fichier d'adresses. Ce recrutement s'est pourtant, lui aussi, soldé par un échec, puisqu'un an plus tard, au moment où nous intervenons, l'entreprise est obligée de licencier une nouvelle fois le chef de fabrication ainsi recruté. Le licenciement intervient même à la suite de fautes professionnelles graves : oublis dans l'entretien des machines, ayant conduit à des pannes et à l'endommagement du matériel; retards et erreurs de fabrication ayant provoqué des surcoûts et des pertes de clientèle.
      M. Gh. a déjà lancé des appels à candidature en vue de pourvoir le poste. Il est en contact avec un candidat qui lui semble apte à prendre la succession du précédent, mais il hésite à prendre une décision : il se rend compte qu'il y a une répétition d'échecs sur ce poste, et sollicite des avis extérieurs. L'entreprise n'est pas dans notre région, elle en est même éloignée et nous n'aurions pas autrement entendu parler de ses difficultés : c'est un collègue psychologue de l'entourage de M. et Mme Gh. qui leur parle de notre approche et nous met en contact. Il leur suggère que, si un professionnel spécialisé dans leur métier n'a pas réussi à les conseiller dans ce recrutement, c'est que le poste ne fait pas appel qu'à des compétences techniques, mais également à un profil humain, personnel et relationnel. M. Gh. est donc disposé, malgré l'expérience peu convaincante de nos prédécesseurs, à faire appel une nouvelle fois à un consultant extérieur pour ce recrutement.
      M. Gh. prend contact avec nous et nous présente la situation au téléphone. Notre première impression est que cette répétition d'échecs sur le même poste paraît effectivement être le signe d'un problème de fond : le besoin de l'entreprise va probablement au-delà d'une simple question de recrutement. Par ailleurs, l'entreprise est éloignée géographiquement, et le pilotage à distance d'une opération de recrutement aussi délicate nous paraît peu appropriée, alors qu'elle risque d'être onéreuse pour le client. Plutôt que de faire signer à M. Gh. un contrat-type de prestation de services en recrutement, nous lui faisons donc la proposition suivante, qu'il accepte : nous nous déplaçons une journée complète chez lui, au cours de laquelle nous faisons connaissance avec lui et son entreprise, effectuons un rapide diagnostic, réalisons l'étude du poste et rencontrons également le candidat pressenti. Le but de ce diagnostic préalable doit être que les uns et les autres puissent décider à la fin de la journée s'ils peuvent (et ont envie de) faire affaire ensemble et, dans l'affirmative, si c'est bien d'un recrutement dont l'entreprise a besoin, ou si une autre forme d'intervention doit être envisagée.
      De fait, à l'issue de cette journée, au cours de laquelle nous faisons également la connaissance de Mme Gh., l'épouse du PDG, qui travaille dans l'entreprise, nous pouvons leur formuler nos conclusions : nous ne pouvons pas accepter la mission de recrutement.
      Nous nous en expliquons : si l'entreprise se lance dans un recrutement dans les conditions que nous avons diagnostiquées, elle court à une répétition des échecs précédents, et nous y courons avec elle en notre qualité de conseil, de la même manière que nos collègues qui nous ont précédés. La compétence du cabinet de recrutement précédent n'est pas en cause : le candidat qu'il avait proposé était peut-être adapté au poste sur le plan technique, et avait peut-être même l'expérience requise de l'encadrement d'une équipe. L'entretien que nous avons avec le candidat à sa succession, ainsi que les tests et la graphologie, indiquent que cette personne conviendrait également à ce poste. Mais nous avertissons M. Gh. que s'il le recrute, il y a de grandes chances pour qu'il connaisse le même destin que ses prédécesseurs sur le poste, et ce, quelles que soient ses qualités personnelles et professionnelles.
      Ainsi que nous l'expliquons à M. Gh., le problème est effectivement ailleurs, comme on pouvait d'ailleurs le pressentir : l'état présent de l'entreprise, le seuil qu'elle a atteint dans son développement depuis quelques années déjà, constituent un contexte dans lequel le recrutement de n'importe qui sur ce poste précis ne peut que déboucher sur un échec du collaborateur recruté. L'erreur de nos collègues, - mais qui ne peut être considérée comme une faute puisqu'ils ont répondu à une demande précise par la prestation qui était leur spécialité -, a été de proposer un contrat de conseil en recrutement là où une intervention plus globale, sur l'organisation de l'entreprise, était nécessaire.
      La situation est en effet celle que nous avons rencontrée dans d'autres cas, et dont nous avons exposé le modèle plus haut à propos du recrutement du "premier cadre". L'entreprise a été développée par M. Gh., qui assurait au départ la recherche de clientèle et la fabrication, avec l'aide d'un ouvrier, tandis que son épouse, qui a une formation en gestion, s'occupait du secrétariat et de la comptabilité. Au fur et à mesure que l'entreprise se développait, M. Gh. a recruté du personnel. L'effectif s'est étoffé dès les premières années pour atteindre une douzaine de personnes. Il a alors rencontré ce seuil de développement organisationnel lié aux incidences mécaniques du nombre : tant que M. Gh. travaillait avec une petite équipe, il pouvait être, comme on dit, "au four et au moulin", garder le contact avec les clients, travailler à l'atelier, superviser l'ensemble de son personnel. Une fois atteint le cap d'une douzaine de salariés, il devenait difficile de maintenir cette forme d'organisation, pour les deux raisons évoquées plus haut : l'impossibilité de rester en contact direct et permanent avec un personnel dont l'effectif avait augmenté; et l'impossibilité de tout faire, en l'occurrence à la fois le commercial et la fabrication.
      M. Gh. s'est donc spécialisé au sein de son entreprise en gardant le contact avec les clients, c'est-à-dire en assumant la fonction commerciale, avec l'aide d'un attaché commercial. Et il a délégué ses autres missions, administrative et fabrication, à des responsables, passant ainsi d'une organisation en "étoile" à une organisation "râteau".
      En l'occurrence, l'organigramme se présente comme suit :
      o la fonction commerciale est rattachée à la direction générale (M. Gh.);
      o la fonction administrative et comptable est depuis le début confiée à Mme Gh., assistée par une secrétaire;
      o la fonction fabrication comprend un bureau de dessinateurs qui dessinent les pièces et un atelier où est effectué l'usinage; elle est donc confiée à un responsable, et c'est ce poste qui fait l'objet de recrutements répétés depuis plusieurs années; comme, de surcroît, l'essentiel du personnel travaille au service dessin ou à l'atelier et doit donc être supervisé par le collaborateur recherché, le poste a véritablement une importance stratégique. Il s'agit de recruter sur le premier poste de cadre dans l'entreprise, qui est en même temps un poste de "second" du dirigeant.



Fig. 9

      M. Gh. n'échappe pas aux pièges de ce type de recrutement. Au cours de l'étude de poste que nous réalisons avec lui, il exprime, dans l'image qu'il se fait du collaborateur idéal, qu'il recherche quelqu'un qui ait les mêmes qualités que lui. Et pourquoi ne l'espérerait-il pas, puisque ce sont ces mêmes qualités qui ont contribué à faire de l'entreprise ce qu'elle est, avec une renommée de qualité bien assise dans la région. En même temps, il souhaiterait que cette même personne n'ait pas trop de ses défauts, qu'il ne cherche pas à "jouer au patron" à sa place, et envisage d'ailleurs une rémunération confortable, mais qui ne saurait être celle du patron.
      Le personnel nourrit également les attentes que nous avons décrites comme typiques de cette situation, vis-à-vis du nouveau-venu. Avant la mise en place d'un organigramme, l'ensemble du personnel était en prise directe avec le patron, entretenant avec lui une relation affective forte : M. Gh. a un charisme incontestable, il aime son métier et fait partager sa passion à ceux qui l'entoure. Or, le patron leur a imposé un intermédiaire entre eux et lui, qu'ils ne refusent pas, mais qui est l'objet d'un certain nombre d'attentes, d'espoirs et d'inquiétudes, qui fonctionnent remarquablement comme le miroir de ceux du dirigeant. On attend de lui : 1/ qu'il ait les mêmes qualités que le patron, 2/ qu'il n'ait pas les mêmes défauts, 3/ qu'il ne se prenne pas pour le patron.
      Tant par le haut que par le bas, le nouveau venu est donc aplati dans l'injonction paradoxale d'avoir à être le patron, de l'être même là où le patron défaille, mais de ne pas prendre sa place : or, par définition, plus il le supplée, plus il l'affaiblit. Les responsables qui se sont succédés à ce poste n'ont manifestement pas décodé cette situation. Certains sont tombés malades, d'autres se sont pris de mot avec le patron et ont démissionné. Le dernier en date, qui a été licencié pour faute grave, a selon toute vraisemblance cherché à maintenir une image de perfection impossible qui lui était demandée (faire comme le patron) en même temps qu'elle lui était déniée (ce n'est pas le patron), jusqu'à dissimuler des erreurs aux conséquences graves pour l'entreprise.
      Bien entendu, les années passant, chaque recrutement raté resserrait la boucle pernicieuse de ce fonctionnement : le chef d'entreprise, comme le personnel, ont fini à la longue par se convaincre, à leur satisfaction mutuelle inconsciente, que personne n'était de taille à prendre la place du patron, mais aussi, à leur désespoir également mutuel, que les possibilités de développement de l'entreprise étaient bloquées à ce stade. Chaque recrutement nouveau fait ainsi peser sur le nouveau collaborateur les mêmes attentes, renforcées par des craintes toujours plus précises, la quasi certitude qu'il a déjà échoué avant de commencer.
      Tout cela, nous l'exposons d'emblée à M. Gh., - gratuitement, on s'en rend compte, car nous prenons le risque de nous faire jeter à la porte. Nous concluons donc qu'un recrutement dans un tel contexte ne peut que participer à cette répétition. Par contre, compte tenu des pertes constatées du fait d'erreurs à la production et du manque à gagner résultant de ces erreurs, une approche plus globale de la question se présente comme un investissement : pour le présent, mais aussi pour l'avenir, puisqu'elle peut servir de modèle pour les recrutements ultérieurs, et plus généralement pour le développement de l'entreprise. Nous proposons donc à M. Gh. un audit, suivi d'une intervention sous forme de réunions de régulation avec le personnel sur une période de six mois. A cette condition seulement, nous pouvons recommander le recrutement du candidat pressenti pour le poste de responsable de fabrication. Nous apportons même la garantie de résultat suivante : s'il démissionne ou est licencié dans les six mois qui suivent la fin de notre intervention, nous nous engageons à rembourser le montant de notre prestation.
      M. Gh. est sans doute favorablement impressionné par notre franchise et par les signes de confiance que nous donnons : le fait que nous nous soyons déplacés en prenant le risque de ne pas être payés, que nous refusions un contrat qui se présente à nous sans que nous ayons eu à faire d'effort commercial, et la garantie de résultat que nous offrons à l'appui de notre proposition. Toujours est-il qu'il accepte cette dernière, bien que le montant de la prestation soit évidemment plus élevé que celui d'une simple assistance au recrutement.

Le temps de l'audit

      L'audit fait ressortir, comme c'est souvent le cas, l'importance de problèmes organisationnels d'où ne font en fait que résulter les problèmes humains et relationnels.
      Le problème organisationnel le plus saillant est l'insuffisance de procédures de travail formalisées, notamment par écrit :
      o pas de définition de poste, pas de fiche d'attribution de tâches que les salariés auraient sous la main et qui leur serviraient de référents;
      o pas de fiche écrite ou de tableau d'utilisation et d'entretien des machines, pas de cahier des pannes et anomalies, qui permettent aux salariés nouvellement embauchés de s'informer, en cas de difficulté, de la manière dont on y a répondu par le passé;
      o manque de fonctionnalité du planning : tableaux muraux non "transparents", obligeant les personnes qui cherchent l'information la plus rapide à s'adresser directement au secrétariat ou au responsable de fabrication.
      Or, ces procédures sont nécessaires à l'organisation du travail :
      a/ Elles définissent le travail à faire sur tel poste en termes d'objectifs et de fonctions, ainsi que les relations, également fonctionnelles, que la personne au poste entretient avec ses collègues affectés à d'autres postes (avec qui, en quelle occasion, pour quoi faire).
      b/ Le travail à faire et les objectifs étant fixés, il est possible d'évaluer objectivement les résultats et de récompenser ou de sanctionner en conséquence, et de manière graduée.
      c/ Ces procédures fixent la mémoire de l'entreprise et la rendent accessible aux nouveaux venus sans qu'ils aient à passer systématiquement par les collègues plus anciens.
      L'insuffisance de ces procédures détermine plusieurs effets :
      a/ Sollicitation accrue des chefs : les relations hiérarchiques doivent suppléer les relations fonctionnelles : puisque le travail n'est pas suffisamment défini a priori, il faut un chef pour dire ce qu'il y a à faire.
      b/ Faiblesse du système d'évaluation : Le travail est évalué, non par rapport à des objectifs, ou un descriptif de tâches, mais par rapport à ce que dit le chef à un moment donné, qui peut être contredit par la suite, et qui risque de plus d'être oublié entre-temps par les uns et les autres; la sanction du travail n'est donc pas graduée, elle est de l'ordre du tout-ou-rien : une perte pour l'entreprise en cas de malfaçon, le licenciement pour le salarié.
      c/ Répétition des erreurs et pannes : L'absence de mémoire collective conduit à répéter certaines erreurs et, pour leur solution, à devoir recourir au savoir-faire de chacun sur le moment; le chef est sollicité plus que de raison, ayant le savoir-faire le plus important; étant de ce fait pris par le quotidien, il ne peut pas consacrer une tranche de son temps, dans le cadre de la formation par exemple, à transmettre son savoir-faire, et est obligé de faire lui-même ce qu'il devrait pouvoir faire faire par d'autres.
      M. Gh., trop sollicité par ceux qui lui demandent constamment ce qu'il faut faire, ainsi que par les pannes et erreurs à rattraper, finit par s'abîmer dans des tâches qui ne sont pas les siennes. Il cherche à se faire seconder par un responsable de fabrication qui serait un adjoint de direction, mais qui hérite des mêmes difficultés. M. Gh. s'irrite de constater la répétition du même type d'erreurs, de la part d'ouvriers qu'il sait être compétents par ailleurs. Il finit par ne plus voir que ces erreurs, et ne reconnaît pas suffisamment le travail qui, le reste du temps, est correctement réalisé. En l'absence d'un système d'évaluation et d'incitation posé au départ, il ne peut réagir en accordant des sanctions ou des récompenses graduées. Face aux erreurs et pannes, il pousse des coups de gueule, vite oubliés de part et d'autre, car le personnel aime bien son patron et réciproquement, jusqu'à ce qu'une erreur de trop, ou un coup de gueule de trop, provoque une rupture, licenciement ou démission. Le turn-over élevé du personnel (l'équipe s'est presque complètement renouvelée depuis les débuts de M. et Mme Gh.) aggrave l'amnésie de l'entreprise, le chef d'entreprise finissant par être le seul dépositaire de sa mémoire, et par conséquent celui par l'intermédiaire de qui il faut systématiquement passer pour toute décision.
      Le premier temps de notre intervention se conclut donc par un certain nombre de préconisations qui concernent la définition et l'organisation des postes, la mise en place de fiches de poste et de procédure écrites, l'organisation et la transparence du planning, que nous présentons comme des préalables à la mise en place d'un système d'évaluation et d'incitation, éventuellement de sanctions. Les problèmes humains et relationnels ne nous paraissent en effet pouvoir être analysés qu'à condition de faire la part entre ce qui relève des personnes elles-mêmes et de la dynamique de tout groupe humain, et ce qui relève des incidences sur ces personnes de problèmes en réalité organisationnels. On verra bien quels sont les problèmes strictement humains quand les problèmes organisationnels seront réglés... ou si les humains s'ingénient à maintenir ces problèmes organisationnels

Le temps de l'intervention

      Le second temps de notre contrat consiste à tenir régulièrement une réunion de deux heures de l'ensemble du personnel, en présence du dirigeant de l'entreprise, le lundi matin une fois tous les quinze jours, pendant six mois. La réunion est animée par un consultant psychologue spécialisé dans ce type d'intervention. Elle est suivie par un autre consultant, qui observe sans participer. Le principe, qui est exposé aux participants, est de considérer que chacun des deux consultants tient une position distincte : l'un est garant du fonctionnement de la réunion comme espace d'échanges, il est donc essentiel qu'il n'ait pas de rapport privilégié avec la Direction; l'autre a une position de conseil auprès de la Direction, il s'entretient avec M. Gh. après la réunion pour en reprendre les résultats et préparer les prises de décisions adéquates pour les quinze jours suivants et à plus long terme; le silence de ce consultant au cours de la réunion, voire son absence à certaines réunions, visent à lever toute ambiguïté sur son rôle.
      Bien entendu, le formalisme de ce cadre n'empêche nullement que les règles puissent en être transgressées en fonction des besoins et de l'évolution du groupe. Une commande importante à terminer, un client important qui appelle, perturbent le déroulement prévu de la réunion. Mais ce formalisme a une raison d'être. Ces transgressions sont pointées, la difficulté à maintenir le cadre appelle des explications. De sorte que le dispositif proposé fonctionne, même quand il est subverti, comme un repère, et a par lui-même des effets structurants, en ce qu'il existe au sein de l'entreprise comme un lieu et un temps doté de règles, imposant l'idée que des règles existent, que cette existence est confirmée par le fait même qu'on les transgresse, et qu'on ne peut les transgresser sans conséquence. Dans le contexte d'une organisation menacée de désagrégation, l'instauration d'un tel dispositif sur une durée de plusieurs mois ne peut que provoquer des réactions.
      L'objectif explicite des réunions, tel qu'il est proposé au dirigeant de l'entreprise comme aux participants, est de fonctionner comme une sorte de "cercle de projet", inspiré de la démarche des "cercles de qualité" : les participants sont invités à mettre à plat les problèmes qui se posent dans le cours du travail, qu'il s'agisse de problèmes commerciaux, administratifs ou de production, voire des problèmes relationnels insistants dans la mesure où ils ont un impact sur le travail ou qu'ils sont l'effet d'un dysfonctionnement dans l'organisation du travail; il s'agit ensuite de réunir les suggestions de chacun pour apporter une solution concertée aux problèmes posés, en conformité avec l'objet et la philosophie de l'entreprise.
      Cette méthode a également une finalité implicite, qui n'a été présentée qu'au dirigeant de l'entreprise dans le cadre de l'exposé de la méthodologie de la proposition de services. Il s'agit, à l'occasion de l'arrivée du collaborateur nouvellement recruté, de rompre la répétition des échecs sur ce poste en provoquant une modification du système des attentes réciproques au sein du groupe constitué par le dirigeant et son personnel.
      En effet, comme l'enjeu de notre intervention est en fait de faire franchir un seuil de développement à l'entreprise, il paraît nécessaire d'impliquer dans ce passage, non seulement la Direction et ce collaborateur, mais l'ensemble du personnel. Le succès dépend en effet manifestement de la contribution de tous. Les réunions doivent permettre l'évocation de difficultés individuelles ou propres à un service de l'entreprise, dont certaines sont méconnues des collègues proches ou des autres services. La mise en commun des suggestions part de l'idée que chacun peut détenir un élément de la solution au problème de l'autre, parfois à l'insu des autres, voire de lui-même.
      Mais, surtout, cette démarche permet de poser le nouveau responsable de fabrication comme l'un, parmi d'autres dans le groupe, qui a une contribution à apporter, et donc pas le seul, évitant ainsi de le faire fonctionner d'emblée comme le point de fixation des inquiétudes et des freins du personnel. Sa participation, au même rang que les autres, au travail en cours dans les réunions de ce groupe, permet ainsi de l'intégrer dès son arrivée dans l'entreprise, à la place qui est la sienne dans l'organigramme, et non dans un rôle constitué par des attentes fantasmatiques.
      Le résultat est que ce collaborateur restera effectivement dans l'entreprise et s'y trouve encore plus de deux ans après son embauche, lors de la dernière en date de nos visites de suivi chez notre client. Confirmant ainsi le bien-fondé du risque que nous prenions en proposant, à l'appui de notre proposition d'intervention, une garantie de résultat liée à son maintien.
      Par contre, l'intervention va mettre en relief et, surtout, permettre de sérier les problèmes humains au sein de cette entreprise avec une acuité remarquable. Ceux-ci sont en effet de deux sortes, qui sont étroitement intriquées par la situation dans laquelle se trouve l'entreprise, mais l'intervention va opérer comme l'analogue d'une réaction chimique qui, en faisant décanter l'une, fera apparaître l'autre dans toute sa transparence :
      o Les problèmes personnels et relationnels rencontrés au sein du personnel, dont le plus saillant est l'insuffisance d'implication, vont se présenter très rapidement à l'analyse comme un résultat des problèmes organisationnels déjà évoqués. On pourra donc s'attendre à ce que le déroulement normal des réunions mises en place aboutisse à des solutions d'abord organisationnelles, - définitions de postes, organigramme, système d'évaluation et d'incitation -, qui permettent par contrecoup une redynamisation de l'équipe. Or,
      o Les réunions ne se dérouleront pas normalement. La mise à jour des problèmes et des solutions apparemment "logiques" ne fera que faire émerger un autre type de problème, plus purement humain, celui du dirigeant de l'entreprise. Ce problème, jusque là inapparent, deviendra de plus en plus transparent, à travers même les formes qu'il prendra pour se dissimuler. Il s'exprimera dans un premier temps par la subversion du dispositif d'intervention mis en place, pourtant avec l'accord de M. Gh., avec pour effet le maintien, voire l'exacerbation des problèmes organisationnels.
      Nous allons donc exposer ces deux séries de problèmes, dans l'ordre logique dans lequel il se présentent à l'analyse et à l'intervention, le second déterminant en fait, après les temps contractuels de l'audit et de l'intervention, un troisième temps, celui de la surprise, qui est par nature hors-contrat.

L'analyse du manque d'implication du personnel

      En règle générale, le personnel est conscient de travailler dans une entreprise dont l'identité est forte et motivante. Celle-ci a en effet une réputation bien assise dans la région pour la qualité des pièces qui y sont usinées. L'attachement du personnel, autant à l'entreprise qu'à la personne de M. Gh., rend donc d'autant plus surprenante la désimplication qu'on observe par ailleurs, le désintérêt de chacun pour tout ce qui ne concerne pas directement les tâches quotidiennes de son poste de travail.
      Cette désimplication se manifeste de plusieurs façons :
      o dans le cours de nos réunions, les participants utilisent fréquemment le "on" à la place du "je" ou du "nous", dès qu'il est question d'un problème : énoncer "qu'on" a tel problème permet à l'énonciateur de ne pas dire que c'est lui, notamment, qui a ce problème, ou bien lui évite une confrontation directe avec celui ou ceux qui sont impliqués dans le problème;
      o chacun ne se sent concerné que par son poste de travail, qu'il définit autour d'un certain nombre de missions et tâches centrales; les tâches plus périphériques, plus occasionnelles, moins régulières, ne font pas clairement partie de cette définition "spontanée" du poste; la tendance est à les fuir, à les évacuer sur le voisin, elles constituent une sorte de frontière mouvante, inquiétante du territoire de chacun, comme si accepter d'en accomplir une fois risquait de créer un précédent et de se laisser déborder, envahir, par un surcroît de travail; l'environnement du poste, le travail de ceux qui précèdent ou suivent le maillon qu'on occupe dans la chaîne de production, est évacué des préoccupations individuelles, contribuant à une définition des postes par la négative : ce n'est pas à moi de faire ceci ou cela, ou plus exactement, le "moi" s'affirmant difficilement dans ce contexte, ce n'est pas à "l'atelier", par exemple, de faire le "boulot des dessinateurs";
      o les instructions verbales de la Direction sont inopérantes : M. Gh. fait des remarques, donne des instructions, le comportement au travail se redresse un temps, puis replonge dans la même inattention, répétant les mêmes erreurs.
      Deux facteurs conditionnent l'implication du personnel dans le travail :
      o l'organisation ou la désorganisation du travail;
      o la présence ou l'absence ressentie du chef d'entreprise.
      Il est clair que les problèmes d'organisation soulignés par l'audit ne peuvent que générer des pertes de temps et d'énergie qui démobilisent les personnes. La définition des postes au sein d'un organigramme, une meilleure planification du travail, l'établissement de procédures écrites, sont des préalables purement organisationnels de la gestion, qui n'ont pas besoin d'un psychologue pour être mises en place, mais qui n'en ont pas moins des effets sur la vie relationnelle et personnelle au sein de l'entreprise. Judicieusement présentés comme les moyens d'atteindre un objectif commun de travail, ils permettent que chacun se sente impliqué dans ce qu'il fait, saisisse que son travail s'inscrit dans un tout dont il est partie prenante, et prenne ainsi le recul nécessaire à l'anticipation. En effet, en ayant une vision globale du processus, chacun peut saisir les incidences de son propre travail sur celui du voisin et de celles du voisin sur le sien : dans un esprit qui est celui des "cercles de qualité", il est ainsi porté à prévenir le collègue qui le précède dans la chaîne de production des modifications de son travail qui pourraient améliorer le sien, et à modifier le sien pour améliorer le travail du collègue qui le suit.
      Dans l'entreprise Gh., l'absence de fiches de poste et de procédures écrites font que les instructions viennent toutes de la Direction, c'est-à-dire sont toutes hiérarchiques et occasionnelles, au lieu d'être fonctionnelles et permanentes. Au lieu d'être posées a priori, elles sont formulées "à chaud" et a posteriori, quand l'erreur est constatée. Il en résulte une défaillance spécifique de la communication, caractéristique du climat du moment au sein de l'entreprise. L'erreur est habituellement commise dans un moment de surcharge de travail, alors que chacun est fatigué et énervé. Constatée dans ce climat déjà tendu, elle suscite la colère de M. Gh., qui pousse un sérieux coup de gueule, mettant en cause le professionnalisme de ses salariés. Il leur reproche de ne plus connaître leur métier, - reproche souvent fondé par la bêtise répétitive de certaines erreurs. Parfois, l'homme et le professionnel ne faisant qu'un en lui, ses propos dépassent sa pensée et prennent un tour plus personnel. Les visages se ferment sous les coups de paroles assassines. Comment réagir ? Certains collaborateurs par le passé ont rendu leur tablier. Ce fut notamment le cas de quelques responsables de fabrication. Mais la plupart des salariés sont attachés à la personne de M. Gh., ils le connaissent, ils estiment que c'est dans son caractère de s'emporter : le lendemain, l'orage est passé et les mots sont oubliés. Le problème, c'est que, dans le même temps où M. Gh. remonte les bretelles à son personnel, il donne également, et toujours "à chaud", des instructions qui doivent permettre d'éviter la réédition de l'erreur constatée. Mais ce contenu informatif est perdu dans l'orage affectif de l'engueulade. Et quand les mots durs du patron sont oubliés, le message instructionnel l'est également. En fait, cette forme de communication, émotionnellement chargée, rend difficile le tri des informations : soit on prend les paroles du patron au sérieux et on démissionne, soit on ne les prend pas au sérieux et son message ne passe pas.
      Dans le même ordre d'idée, les licenciements des années précédentes n'ont pas fait l'objet de mises au point avec le personnel : ces décisions ont été mal comprises. Les salariés s'entendent bien entre eux, et c'est aussi pour préserver cette bonne entente qu'ils préfèrent ne pas se mêler de ce qui se passe sur le poste de travail du voisin. En sorte que l'ambiance de l'équipe, au lieu de servir la mobilisation de tous dans le travail, est au contraire préservée par un repli de chacun sur soi, au prix même de cette mobilisation. L'absence de système d'évaluation du travail, et donc d'information sur les raisons des sanctions (et surtout sur leur moment : pourquoi maintenant, à la énième erreur, et pas avant ou plus tard ?), finit par provoquer le sentiment diffus que le tour prochain peut être celui de n'importe qui.

Le temps des surprises

      Le travail de mise à plat des réunions devrait aboutir logiquement à la mise en place de solutions organisationnelles adaptées. Ce ne sera pas le cas d'emblée, et, comme on va l'observer, ce sont les surprises par rapport à un déroulement prévisibles qui vont mettre à jour une autre catégorie de problèmes humains. Et, de même, la solution de ces derniers sera de l'ordre de l'imprévu, avec le problème connexe de la contractualisation.
      Les deux premières réunions se passent bien, permettent que le personnel suggère de lui-même les procédures à mettre en place pour une réorganisation de l'entreprise. Dans le courant de ce premier mois, les procédures n'ont cependant pas le temps de se mettre en place, et les comportements sources d'erreurs perdurent. M. Gh. s'impatiente, estime que ces réunions permettent aux salariés d'énoncer des voeux pieux, de proposer des solutions évidentes, dont il se demande pourquoi ils ne les appliquaient pas avant, et n'apportent rien de concret dans les faits, puisqu'ils continuent à commettre des erreurs dont la bêtise n'apparaît que mieux puisqu'ils sont conscients des causes. En fait, M. Gh. semble s'éloigner de son personnel. Dans nos entretiens avec lui à la suite des réunions, il nous dit qu'il ne les comprend pas. Et il se demande où il en est lui-même. Il n'est pas assez paranoïaque pour penser qu'il est le seul vrai professionnel de la maison et que tous les autres, y compris les consultants, sont des rigolos. Mais il ne peut pas non plus, au prix de son image et de l'intérêt de l'entreprise, se laisser aller à penser qu'il a commis quelque erreur ou oubli fondamental. La crise cherche cependant déjà une issue logique.
      Lors de la troisième réunion, M. Gh. s'absente à plusieurs reprises assez longuement, pour répondre au téléphone et pour recevoir un client important avec qui il a pris rendez-vous à l'heure prévue pour la réunion. La quatrième réunion prend une tournure nettement paradoxale : M. Gh. pratique ouvertement une politique de la "chaise vide". Alors que tout le personnel et Mme Gh. participent à la réunion, M. Gh. erre tout seul dans l'atelier, une trousse à outil à la main, réparant des pannes qui ont été repérées sur les machines, comme toujours à la suite de défauts d'entretien, et qui ont à nouveau généré, la semaine passée, des retards inacceptables dans la fabrication. Il signifie ainsi clairement à tous qu'il y a à ce moment-là deux camps dans l'entreprise : ceux qui bavardent autour d'une table, et le patron qui met les mains dans le cambouis pour résoudre les vrais problèmes là où ils sont.
      On devine que le personnel est perturbé par cette situation. A chaque réunion, l'opposition boudeuse du patron alourdit un peu plus le climat. Les échanges cessent d'être spontanés, les analyses et les suggestions se raréfient. La quatrième réunion est dominée par la gestion de périodes importantes de silence, l'animateur ayant opté pour le maintien du cadre, et donc pour la poursuite de la réunion pendant le temps prévu, même en l'absence du dirigeant, de manière à ne pas entrer dans le jeu auquel ce dernier semble se livrer. Les participants sont effarés, coincés qu'ils sont entre l'attitude de leur patron, dont ils ont saisi le message, et la nécessité d'assister à la réunion puisqu'ils n'ont pas reçu de lui d'instruction contraire.
      A la suite de cette réunion, nous nous entretenons avec M. Gh. pour lui rappeler le principe de notre intervention, dont il a accepté les formes, et souligner que son adhésion est nécessaire à ce type d'intervention, car le personnel ne peut se mobiliser pour le changement que si le dirigeant montre l'exemple. Il nous dit que rien ne change dans le comportement du personnel. Nous lui faisons remarquer que rien n'a été essayé depuis le début : les préconisations de l'audit et les suggestions du personnel n'ont pas encore donné lieu à la mise en place de fiches de poste, ni des procédures proposées, et qu'on ne peut pas annoncer qu'elles ne servent à rien si on n'a pas d'abord essayé. M. Gh., coincé par son propre engagement, qui l'empêche de mettre fin à notre intervention... M. Gh., à la fois contraint par les contradictions de son attitude, et néanmoins mis en confiance par la fermeté de la nôtre, nous expose le fond du problème.
      M. Gh. a toujours vécu pour son entreprise. Il la tient en fait de son père, et quand il était plus jeune, toute la famille vivait au rythme de ce qui n'était à l'époque qu'un atelier de mécanique. M. Gh. a eu l'occasion de faire des études, a travaillé comme salarié dans d'autres entreprises dont il a pu comparer les méthodes. Quand son père a pris sa retraite, il a repris l'entreprise paternelle en y apportant de nouvelles méthodes et l'a développée pour en faire l'entreprise que nous connaissons, dont l'image de marque est reconnue dans la région. Mais l'esprit de la maison, - la culture de l'entreprise, devrions-nous dire -, est resté dans son esprit le même : son épouse travaille avec lui et il espère que l'un de ses enfants reprendra à son tour le flambeau.
      Or, plus son entreprise se développe, et plus se détériorent cette image et ce projet, qui sont à la fois ceux d'une entreprise, d'une famille et d'un homme. En effet, Mme Gh., qui travaille dans l'entreprise, n'a pas le même point de vue que son mari. L'entreprise est d'abord le gagne-pain de la famille. Elle n'a pour elle une importance affective que dans la mesure, indirecte, où elle a manifestement de l'importance pour son mari et qu'elle-même est attachée à ce que son mari se réalise personnellement. Mais elle supporte de moins en moins bien que l'entreprise finisse par submerger tous les aspects de leur vie familiale : Il n'y a plus d'horaires, M. Gh. rentre tard le soir, s'absente même le week-end pour aller travailler, et quand ils sont ensemble à la maison, ils continuent à parler du travail. Mme Gh. souhaite continuer à avoir une activité professionnelle, mais envisage de quitter l'entreprise pour prendre un poste salarié ailleurs, qui lui permettrait de rentrer à la maison à heures fixes, de se consacrer davantage à ses enfants, et de parler avec son mari de choses qu'ils n'auraient pas forcément entièrement en commun.
      M. Gh. ne comprend pas cette attitude. Sa conception de la famille et de l'entreprise, héritée du souvenir qu'il a du couple de ses parents, s'en trouve bouleversée. Que sa femme parte travailler pour une autre entreprise serait une trahison et, pour tout dire, il se sentirait cocu. L'atmosphère conjugale fait alterner les discussions orageuses et de longues périodes de morosité dépressive de M. Gh. Pour appuyer le tout, dans le climat familial tendu dont l'entreprise est l'objet et la cause apparente, aucun des enfants n'exprime le souhait de reprendre un jour l'entreprise paternelle.
      Mme Gh. a reporté jusqu'à présent sa décision de quitter l'entreprise parce que les difficultés qu'elle traverse nécessitent que son mari soit soutenu. Mais elle espère que notre intervention débloquera la situation et permettra que son mari trouve dans son responsable de fabrication l'adjoint dont il a besoin, et qu'elle pourra quitter sans se soucier de conséquences pénibles pour l'entreprise. Elle l'a dit à son mari et nous le confirmera. L'attitude de son mari face à notre intervention l'agace, car elle y voit un sabotage plus ou moins conscient.
      De fait, le succès de notre intervention, parce qu'il risquerait d'entraîner le départ de Mme Gh., signifierait clairement un échec pour M. Gh. sur un plan pour lui plus profond que les simples problèmes organisationnels qu'il connaît : ce serait une perte de sens. Nous touchons là au noyau de ce qui fait l'entreprise : le sens qu'elle a pour son dirigeant, et nous découvrons que notre intervention participe jusqu'à présent à un paradoxe suffisamment puissant pour conduire M. Gh. à parasiter le fonctionnement du dispositif dont il a pourtant accepté la mise en place, sans pour autant pouvoir provoquer lui-même une rupture de contrat car il assumerait alors, vis-à-vis de lui-même et de sa femme, que les problèmes viennent de lui seul.
      Les consultants sont capturés dans le même paradoxe que M. Gh. et doivent jouer entre le maintien du dispositif mis en place et l'adaptation aux réactions inattendues du dirigeant. Le dispositif doit être maintenu : ses effets structurants se manifestent, et la réaction du dirigeant au changement est en soi un signe; du reste, il est prévu au contrat et nous ne pouvons y déroger. Mais nous devons aussi tenir compte de cette réaction et y apporter une solution, ne serait-ce qu'en dialoguant avec M. Gh., puisque l'efficacité des réunions dépend de son adhésion à leur principe. Nous ne pouvons donc pas ignorer la situation conflictuelle dans laquelle se trouve M. Gh., même si elle n'est pas prévue au contrat.
      Nous envisageons donc avec M. Gh. un certain nombre d'alternatives, en restant centré sur ce qui est notre référent : l'intérêt de l'entreprise. M. Gh. dispose en effet d'un certain nombre de possibilités :
      o continuer dans la même voie, avec le risque de tout perdre de toutes manières;
      o amorcer une démarche personnelle de type psychothérapeutique ou psychanalytique;
      o amorcer une démarche personnelle de type "coaching", centrée sur son projet de vie et les rapports affectifs qu'il entretient avec son entreprise;
      o vendre son entreprise et faire autre chose;
      o se diversifier : faire autre chose tout en gardant tout ou partie de l'entreprise, par exemple dans le cadre d'une holding, et confier dans ce cadre la responsabilité de l'entreprise à quelqu'un d'autre;
      o etc.
      Nous le laissons réfléchir à ces différentes pistes, sachant que ce balayage objectif des possibles va couper court aux manoeuvres parasites, mais qu'il ne résout pas la position dépressive de M. Gh. Au contraire, celui-ci est désormais adossé à l'alternative : jouer réellement le jeu ou suspendre le contrat... sauf surprise.
      Et la particularité des interventions sur l'humain, c'est que les vrais problèmes apparaissent par surprise, mais que leur solutions ne sont pas moins imprévisibles, comme le montre la suite.
      M. Gh. assiste à la cinquième réunion, quinze jours plus tard, mais sa présence est purement formelle, passive sans être agressive, en fait plutôt dépressive. La réunion, à son image, n'est pas tendue, mais ne produit rien de constructif.
      Une dizaine de jours plus tard, le vendredi qui précède notre sixième intervention, M. Gh. nous téléphone, très en colère : une nouvelle erreur de fabrication a été commise, il est évident qu'en trois mois les choses n'ont pas bougé, et s'il en est ainsi, ce n'est pas la peine de venir lundi. Nous lui rappelons à nouveau que notre intervention repose sur une méthode et un déroulement qu'il a approuvés et que ses résultats ne peuvent être évalués que si les préconisations qui en résultent ont fait l'objet au moins d'un essai d'application, et en tout état de cause pas avant la fin de l'intervention; mais qu'il est le client et qu'il peut prendre sur lui d'interrompre à ce stade. M. Gh. hésite et nous convenons qu'il rappelle dans la journée pour nous dire si nous interrompons. Nous lui communiquons nos coordonnées personnelles de manière à pouvoir appeler, le cas échéant, samedi matin.
      Vendredi et samedi passent sans que M. Gh. rappelle. Les consultants se concertent, téléphonent à l'hôtel où l'entreprise a l'habitude de leur réserver des chambres le dimanche soir : M. Gh. a décommandé les réservations. Nous convenons que, puisque M. Gh. n'a pas retéléphoné, c'est que le contrat court toujours. Nous réservons donc à nouveau les chambres, et le lundi matin, les deux consultants déboulent dans le bureau de M. Gh. Celui-ci est surpris de les voir : il pensait que, comme il n'avait pas retéléphoné, il était "clair" que les intervenants n'avaient pas besoin de venir. Nous lui répondons que, comme il n'a pas téléphoné, il était au contraire "clair" que nous devions venir, puisque le contrat le prévoit. M. Gh. est en fait plus gêné que fâché par notre présence : il nous annonce qu'il est en fait en train de préparer les question à aborder au cours de la réunion du lundi matin, qu'il a en fait maintenue et qu'il comptait animer lui-même.
      Bien qu'il soit probablement gêné par cette appropriation de la réunion, on devine que la nouvelle, sans qu'il s'en rende vraiment compte, nous surprend agréablement car elle manifeste que le chef d'entreprise se réapproprie le dispositif et reprend les choses en main. Nous réalisons alors que M. Gh. n'avait jamais par le passé pensé à instaurer une réunion régulière de son personnel, et que notre dispositif, en mettant en place un outil de management dont il aurait dû avoir lui-même l'initiative, créait le paradoxe de l'écarter de sa position de dirigeant. Nos entretiens avec lui, visant à trouver des formes alternatives d'intervention pour nous, et d'exercice pour lui, ne faisait que verrouiller un peu plus le paradoxe : ou bien il vendait son entreprise, ou bien il était contraint par notre dispositif d'assumer sa position de chef d'entreprise, alors que l'essence de cette position est qu'on ne saurait y être contraint. Corollairement, il ne pouvait reprendre sa place de chef d'entreprise qu'à condition, jusque là, de contrer notre intervention, voire à la saboter, et puisque nos propositions alternatives empêchaient tout sabotage, de faire de toute façon autre chose que ce que nous avions prévu pour lui.
      Nous lui demandons s'il a prévenu son personnel que nous ne serions pas là ce matin. Il nous dit qu'il avait l'intention de l'annoncer seulement en début de réunion. Nous lui suggérons donc, pour éviter de déstabiliser le personnel, de faire comme si la réunion était une continuation du dispositif mis en place : nous nous contenterons d'être présents, mais il animera la réunion comme il a prévu de le faire. C'est donc lui qui ouvre cette sixième réunion, en annonçant qu'il a décidé de prendre cette séance en main, parce qu'il a un certain nombre de points à aborder.
      Nous assistons alors à un de ces moments forts qui font la satisfaction des intervenants auprès des groupes et des organisations : ce moment de l'intervention ou le groupe change, manifestant dans une émotion particulière, difficile à décrire, parce que peu exprimée (il s'agit tout-de-même d'une réunion de "travail" dans un contexte professionnel) qu'un seuil essentiel a été franchi, et que le groupe et l'organisation, pour le meilleur et pour le pire, ne seront plus jamais comme avant. Le sentiment qui traverse le groupe peut être exprimé par une phrase : le patron est de retour.
      M. Gh. expose les différents points qu'il souhaite entendre discuter. Instant magique. Alors que jusque là les problèmes n'avaient jamais pu être évoqués en présence du personnel réuni autrement que sur un mode catastrophique au moment où l'erreur était déjà commise, dans des accès de colère où tout le monde était nul, voici que M. Gh. expose point par point les questions concrètes les plus importantes qui se sont posées dans les derniers mois de manière répétitive. Important : il ne jette pas l'anathème, il fait la part des erreurs qui sont le fait d'inattentions répétées et la part de ses propres responsabilités. Il s'interrompt après l'exposé de chaque point et sollicite les suggestions de l'équipe pour arriver ensemble à des solutions qui permettent les améliorations nécessaires.
      Et, l'un après l'autre, comme dans une espèce de danse mimétique initiée par le chef d'entreprise, les salariés interpellés par les questions se mettent, comme lui, à parler. Vraiment. À leur tour, ils analysent avec objectivité le problème abordé par leur patron. Ils ne refusent pas leurs responsabilités, certains en rajoutent même un peu. Ils font des suggestions. Des solutions sont adoptées en concertation. La réunion se termine sur le sentiment, un peu surpris, comme au sortir d'un long sommeil qui s'achève sur un rêve, que l'esprit de l'entreprise vient de se reconstituer sur son objet et sur son chef.
      En tant que consultants, nous savons à cet instant-là que, même si notre intervention se poursuit formellement encore pendant quelques mois, il n'y a plus qu'à régler des détails. Car la mise en place de préconisations de l'audit en matière organisationnelle est désormais de l'ordre du détail, même si elle reste nécessaire : l'enjeu de l'intervention, qui s'était progressivement dessiné au-delà de l'objectif contractuel, est désormais passé.
      Certes, le problème de fond qui est celui du chef d'entreprise demeure, et avec lui ce qui menace le noyau de l'entreprise, son âme, à savoir le sens que l'entreprise a pour son fondateur. La dernière fois où nous rendrons visite à notre client, le problème restait ouvert, comme une blessure. Car Mme Gh., sentant les problèmes réglés, a pu avoir l'impression que son mari et l'entreprise pouvait se passer d'elle et a confirmé son départ de l'entreprise. Mais le dirigeant a assumé d'en faire son problème propre, et non celui de l'entreprise, contribuant à faire franchir à l'entreprise un seuil dans son développement. Sans doute ce franchissement signifie-t-il que l'organisation a pu s'affranchir un peu plus de son fondateur. Sans doute aussi l'homme est-il de ce fait un peu plus seul dans sa souffrance, dans cette question irrésolue du sens de ce qu'il fait. Mais peut-être, en prenant lui-même l'initiative d'un événement qui faisait grandir son entreprise, s'est-il aussi grandi lui-même, de sorte qu'il retrouvera en lui les ressources nécessaires pour assumer son propre avenir.
      On voit que l'intervention auprès d'entreprises de petite taille et de leurs dirigeants nous confronte parfois très directement et rapidement avec le noyau, l'âme de l'entreprise, à savoir le sens que l'entreprise a pour son fondateur, un sens suffisamment puissant pour le conduire, sans doute à sa propre surprise, à l'affirmer dans le maintien des choses telles qu'elles sont, en sabotant plus ou moins activement l'intervention qu'il a pourtant acceptée et pour laquelle il paie.
      Ce phénomène conduit à devoir envisager, parallèlement à l'intervention contractualisée avec l'entreprise, une approche plus personnelle du dirigeant, même si celle-ci ne fait pas l'objet du contrat, ni même d'une demande de sa part, car le succès de l'une dépend souvent de l'autre. C'est en ce sens que nous disons que nos interventions apportent quelque chose à l'entreprise et à son dirigeant sur deux plans bien distincts, l'un formel et apparent, l'autre informel et souterrain. Et souvent aussi, le plan des apports formels, qui font l'objet du contrat entre nous et le client, se révèle avec le temps moins important pour le devenir de l'entreprise que ce que nous apportons sur un plan informel, mais qui n'a pas fait l'objet d'un contrat au départ, parce que généralement moins bien repéré par le client, voire contesté, et pour lequel nous ne sommes donc pas payés.


NOTE

(1) P. Schmoll (dir.) (1985), Épistémologie clinique. Recherches en psychologie et pratiques de psychologues, Strasbourg, Nouvelle Revue de Psychologie, 1 (Publ. de l'Institut Européen de Psychologie).


Conclusion


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