Retour à l'accueil

Retour au sommaire de l'ouvrage





Patrick Schmoll

L'Entreprise Inconsciente





Chapitre 6

LE MÉNAGEMENT DES PME




      En auteur soucieux de la défense et illustration de la langue française, nous traiterons dans ce chapitre de l'organisation et de la gestion des PME, ce que les ouvrages du genre désignent par le terme anglo-américain de "management". Il est vrai que le succès de ce terme tient en partie à la connotation restrictive du terme français correspondant de "gestion", plus facilement entendu dans ses aspects les plus techniques, physiques et financiers : gestion de production, gestion de stock, gestion comptable et financière, etc., alors que le management comporte clairement une dimension de gestion des hommes. Le titre que nous proposons pour ce chapitre n'est rien de plus qu'un clin d'oeil à un collègue qui nous rappelait qu'en fait le français propose un équivalent presque homophone, à défaut d'être construit sur la même racine. Le sens ancien, aujourd'hui inusité, du mot "ménagement", est en effet : "administration, conduite, soin" (cf. le Petit Robert citant l'Abbé Prévost : "Laissez-moi le ménagement de notre fortune"). "Ménage" est lui-même construit sur la même racine latine que "maison".

Place de l'humain dans les courants importants du management

      Le management est un terme qui recouvre en fait la gestion globale d'une entreprise par son dirigeant, cette gestion comportant deux aspects habituellement bien distingués parce qu'ils correspondent à des formes d'approche différentes : la gestion du travail et la gestion des hommes. Par gestion du travail, nous entendons ici les aspects en quelque sorte "purs et durs" de la gestion : organisation, gestion des flux physiques et financiers, recherche des gains de productivité et de rentabilité, etc. Ce versant de la gestion obéit à des contraintes rationnelles relativement bien repérées, sur lesquelles les différents acteurs de la gestion n'ont pas de mal à discuter et à s'entendre. L'autre versant, celui des hommes, exprime qu'une organisation est aussi un ensemble humain, qu'il faut comprendre dans la gestion globale de l'entreprise, et qui obéit à une logique (ou à des logiques) plus complexe(s). Certains gestionnaires y voient une contrainte dont ils s'arrangent, d'autres sont au contraire foncièrement intéressés par cet aspect, par l'animation d'une équipe, par le commandement, par la transmission de connaissances, etc. Les deux versants sont bien distincts et sollicitent des motivations différentes chez les managers, au point que l'exercice le plus courant proposé dans les stages de management consiste à se tester à travers des questionnaires tels que celui de Blake et Mouton (1) pour savoir si l'on est porté davantage à gérer les tâches ou à gérer les hommes.
      Le modèle de base du management, tel qu'il nous apparaît dans le recrutement, est la définition d'un poste de travail, qui fait apparaître ces deux aspects : un poste de travail suppose une définition organisationnelle, technique, comportant des procédures, et il requiert des compétences qui sont également techniques, mais aussi personnelles, et au delà des compétences, il demande de l'initiative et des motivations.
      Les grands courants du management sont issus d'une expérience essentiellement des grandes entreprises et mettent l'accent sur l'importance d'une prise en compte des deux aspects. Cependant, on doit se demander, au vu de la vie quotidienne dans les grandes organisations, s'il ne s'agit pas d'un voeu pieux exprimé dans le cercle limité des auteurs d'ouvrages spécialisés et des séminaires de formation au management. Dans les grandes entreprises, et dans les organisations de grande taille en général, la prégnance de l'organisation est telle que la prévalence d'une approche purement gestionnaire laisse peu de place aux considérations humaines, surtout si elles sont centrées sur l'individu.
      Certes, le risque le plus important encouru par les grandes organisations est celui de la dérive bureaucratique, et d'autant plus que la taille de l'organisation augmente l'épaisseur des couches hiérarchiques et la lenteur entre décision et exécution dans la réaction à l'environnement et dans la mise en place des procédures de travail. Or, une définition de poste n'est qu'une photographie du travail à faire à un moment donné en fonction des objectifs de l'organisation et des données dont elle dispose sur son environnement. Elle est donc toujours en décalage dans le temps avec la réalité. Une organisation figée sur cette photographie serait une organisation morte. L'organisationnel doit donc être contrebalancé par une sollicitation minimale de l'humain, et c'est bien pour cela qu'on fait appel à des spécialistes en communication, gestion des ressources humaines, etc. pour mettre de l'huile dans les rouages à travers consultations, études et séminaires de formation.
      Mais dans ces organisations, l'humain pris individuellement est un acteur de faible poids, dont on peut ignorer l'existence. Les groupes sont des acteurs généralement mieux identifiés, par leurs objectifs et par leurs moyens de pression sur l'ensemble de l'organisation.
      L'humain n'est traité individuellement que dans deux types de situations managériales : 1/ l'évaluation individuelle périodique, et 2/ les conflits entre l'organisation et un de ses collaborateurs. Ces deux situations ont en commun de n'être pas quotidiennes dans la vie d'un salarié au sein de son organisation.
      1/ L'évaluation périodique, quand elle existe, est effectuée en principe une fois par an. Les aspirations, craintes, projets du collaborateur peuvent être pris en considération, mais les responsables des ressources humaines doivent admettre que l'évaluation se résume souvent à un contrôle de l'exécution des tâches ou de la réalisation des objectifs, à la négociation de nouveaux objectifs, éventuellement à la définition d'un plan de formation et à des perspectives de nouvelles affectations en fonction des compétences, en fonction des besoins de l'organisation. Ceux-ci sont privilégiés, ce qui est normal; les besoins individuels des collaborateurs sont souvent simplement ignorés, ce qui est plus dommage, mais difficilement évitable, puisqu'on ne peut pas tous les prendre en compte.
      2/ Les problèmes humains sont abordés de manière individuelle également lorsque l'on y est obligé, c'est-à-dire à l'occasion de conflits. Dans ces cas, des solutions d'étouffement, de contournement, de déplacement ou transactionnelles peuvent toujours être trouvées pour tel individu, du fait des moyens financiers de l'organisation et de ses dimensions qui permettent de nombreuses formes de mutation, de promotion, ou de séparation, sans qu'on ait réellement à traiter de la psychologie de l'intéressé (ce qui n'est peut-être pas plus mal, d'ailleurs).
      Les méthodes de management actuelles, adaptées aux grandes organisations, ignorent donc de fait l'approche psychologique individuelle. Elles intègrent un facteur psychosociologique, mais en général pour ensuite l'évacuer d'une manière ou d'une autre. On peut distinguer, de ce point de vue, deux modes d'approche : le management transactionnel et le management motivationnel.
      1/ Dans le premier cas, pour éviter la bureaucratisation liée à une définition trop rigide des postes, ceux-ci seront définis en termes d'objectifs précis négociés, plutôt qu'en termes de travail à faire. On mettra en place une DPO (Direction Par Objectifs) : Le salarié est libre de ses moyens pour atteindre ses objectifs, il définit lui-même ses tâches, on n'a donc pas besoin de contrôler constamment ce qu'il fait puisque seul le résultat compte. On table sur la stimulation personnelle que procure la possibilité d'organiser soi-même son travail.
      2/ Dans le second cas, le personnel est incité à se donner lui-même des objectifs et les moyens de les atteindre, en perpétuel dépassement de ce qu'ils ont réalisé antérieurement. Le salarié devient un entrepreneur à l'intérieur de son entreprise, stimulé par un idéal que véhicule une culture sur mesure.
      Le courant transactionnel, illustré par la DPO, sans ignorer l'existence de motivations et de valeurs individuelles, s'épargne d'avoir à les prendre en compte, en laissant au salarié un espace de liberté pour les exprimer, et en lui proposant une transaction. Crozier (2) a souligné la dérive bureaucratique d'une organisation du travail qui, non seulement laisse à l'individu la possibilité de ne pas s'impliquer dans les objectifs de l'organisation, mais fait même de la désimplication une réaction existentielle et une conduite de survie dans des organisations qui l'ignorent et l'annulent.
      Le courant motivationnel, illustré par des stratégies de communication interne telle que le "projet d'entreprise", table au contraire sur les motivations des salariés, mais pour en gommer les différences, et les aligner sur un idéal de vie proposé par l'entreprise. L'entreprise devient, au contraire de la démarche précédente, le lieu d'une reconnaissance personnelle, signalée moins par la rémunération que par l'affichage public des résultats individuels, les tableaux d'honneur, les prix gagnés par les meilleurs, les félicitations personnelles du "grand patron", etc. Nicole Aubert, Vincent de Gaulejac et Max Pagès (3) ont montré le coût humain de cette forme de management, surtout quand le salarié au faîte de la gloire découvre qu'il peut aussi être jeté sans autre manière quand il ne convient plus, comme un pamplemousse une fois pressé.

Spécificité du management des PME

      Les PME, en raison de leur taille, prêtent à une approche nécessairement différente, centrée sur l'humain pris individuellement.
      Les données de départ sont en quelque sorte inverses de celles des grandes entreprises. La dimension humaine individuelle est première, ne serait-ce que du fait de l'existence, et généralement de la présence physique, d'un fondateur. Elle reste centrale par la suite, dans le cours de son développement, du fait des dimensions exiguës d'une organisation dans laquelle tout le monde connaît tout le monde. Le recrutement ou le départ d'un collaborateur sont toujours des événements qui intéressent l'ensemble de l'organisation et ont des répercussions qu'il faut anticiper. Les dimensions et les moyens financiers de l'organisation limitent la mobilité et la promotion internes. Le contrôle réciproque, informel, est direct et permanent : On doit s'arranger pour vivre ensemble, sans pouvoir, comme dans une bureaucratie, construire des tours d'ivoire à l'abri du regard d'une hiérarchie lointaine.
      Les incidences du facteur humain individuel sont donc quotidiennes dans une PME. Quotidiennement, les initiatives d'individus permettent à l'entreprise de résoudre les difficultés. Quotidiennement, les problèmes humains menacent l'entreprise de péricliter. L'approche psychologique est donc inévitable dans le management d'une PME.
      Pour autant, la croissance rapide de ces organisations pose des problèmes organisationnels constants et répétés, alors que les dirigeants ne sont pas formés forcément aux méthodes d'organisation. Par ailleurs, l'absence précisément d'une approche humaine rigoureuse (scientifique) conduit souvent à solutionner par l'organisationnel des problèmes qui sont d'abord relationnels : on construit par exemple les postes autour des hommes qui sont déjà là, en leur attribuant des tâches au fur et à mesure des besoins et des possibilités, au lieu de définir les postes et d'y affecter les hommes qui conviennent. Les problèmes sont donc fréquemment aussi organisationnels et doivent être abordés d'abord.
      Une approche globale est donc bien nécessaire.
      Les problèmes les plus fréquents dans les PME peuvent être considérés comme des problèmes organisationnels qui ont des répercussions humaines et des problèmes humains qui ont des répercussions organisationnelles. Il est de ce fait assez souvent difficile de déterminer si, par exemple, quelqu'un est inefficace dans son travail du fait de son incompétence ou du fait du manque d'organisation. Bien que les deux aspects soient intriqués, l'expérience nous a montré que le meilleur moyen d'approcher l'ensemble organisationnel et humain que constitue la PME, est de traiter d'abord de l'organisationnel au sens strict, pour pouvoir mieux en dégager ce qui relève davantage de l'humain.
      En effet, l'organisationnel obéit à une rationalité relativement plus simple à cerner que l'humain : on a donc tôt fait de pointer les endroits où se posent des problèmes et d'y apporter des solutions concrètes, de surcroît aisées à expliquer, et acceptables par le dirigeant dans un esprit gestionnaire. On s'aperçoit alors, en même temps, qu'un certain nombres de problèmes qui étaient par contre considérés comme relationnels (conflits de personnes) ou individuels (démotivation, la plupart du temps), trouvent du même coup une solution dans la proposition de redéfinition des postes et de réorganisation : certaines tensions sont réduites, des initiatives personnelles sont prises par des collaborateurs dont on n'attendait plus rien. Les problèmes humains restants peuvent alors être traités en tant que tels.

Organiser : Émergence progressive du besoin

      Les problèmes organisationnels les plus fréquemment rencontrés dans les entreprises petites et moyennes tiennent à une définition insuffisante des postes de travail. L'entreprise a démarré en s'appuyant sur deux ou trois personnes qui réalisaient l'ensemble du travail, chacun étant un peu au four et au moulin, surtout si tout le monde était de la famille, et même si chacun avait un peu sa spécialité. On a embauché du monde pour seconder (le terme est approprié) les premiers venus. Désormais on est une dizaine, le travail est davantage réparti en fonction des compétences et des métiers, mais il reste inévitablement des traces d'une démarche qui a d'abord consisté, en quelque sorte par duplication, à donner aux nouveaux venus les mêmes consignes qu'à ceux qui étaient déjà là : tout faire.
      Organiser, c'est distribuer le travail de manière différenciée entre plusieurs personnes en fonction de leurs compétences, en sorte qu'elles deviennent complémentaires entre elles (et non identiques) dans la production d'un résultat commun.
      Idéalement, si le manager peut créer son entreprise d'un seul coup, en partant de zéro pour la porter d'emblée à un effectif correspondant à un niveau d'activité stabilisé, il commence par définir les postes de travail nécessaires à la réalisation des objectifs qu'il s'est donné, et recrute ensuite les personnes en fonction des compétences requises par chaque poste. Cela se passe rarement ainsi, sauf création d'une filiale de toutes pièces par une société qui a décidé, sur tel secteur de son marché, de consacrer les moyens nécessaires à la mise en place d'une structure achevée alors que la clientèle, et donc le chiffre d'affaires, n'existent pas encore.
      Le repreneur d'une société existante, ayant déjà un certain niveau d'activité, peut être tenté par une opération "table rase" : Les restructurations d'entreprises en difficulté laissent cette possibilité de redéfinir les objectifs et les missions, et de ne reprendre que le personnel nécessaire et adéquat aux postes nouvellement définis. L'opération implique cependant qu'en se séparant de tout le monde pour en prendre d'autres, on se coupe en grande partie de la mémoire de l'entreprise : cela revient effectivement à créer une nouvelle entreprise, non à reprendre et à développer l'ancienne.
      En général, cependant, on a commencé par recruter des personnes polyvalentes, parce que tout était à faire par un petit nombre de personnes. On n'a pas choisi les personnes convenant à un poste : les postes ont été progressivement définis autour des personnes, cette définition devenant plus précise, et plus restrictive, à mesure que l'effectif s'étoffait et permettait de décharger les premiers d'une partie de leurs missions et de les spécialiser davantage. En fait, la nécessité d'organiser n'émerge que progressivement : souvent, c'est après plusieurs mois ou quelques années de vie de l'entreprise qu'on se dit, en tapant du poing sur la table, qu'on ne peut plus continuer à faire comme on a fait jusque là.
      Cette évolution est d'ailleurs généralement ressentie avec une certaine nostalgie par les collaborateurs de la première heure. Le passage à une gestion plus rigoureuse, l'arrivée de "nouveaux" qui n'ont pas partagé les difficultés et les joies du démarrage, la réduction pour certains de l'éventail de leurs missions, ou de leur autonomie, leur fait regretter le temps où ils étaient soudés autour d'un patron proche d'eux, par des liens dont on découvre l'importance autant affective que professionnelle. L'évolution occasionne parfois un clivage culturel entre les "anciens", dont la formation n'est pas toujours très pointue, mais qu'ils compensent par une polyvalence et une motivation confinant à la passion pour l'entreprise et son patron; et les "nouveaux", professionnels de leur matière, plus rigoureux, plus mesurés aussi. Généralement, ce clivage, s'il existe, se solde par le départ progressif des premiers, rationalité oblige. Selon les cas, ce départ est organisé par le patron lui-même, qui a la douleur d'avoir à se séparer de ses premiers compagnons, avec leurs reproches ou leur compréhension, mais qui, restant là à l'arrivée des nouveaux, assure une continuité de la philosophie de l'entreprise dans son développement. Ou bien il attend, comme dans le cas de l'Association Immobilière décrit au chap. 1, le renouvellement naturel des générations, et c'est alors le patron qui s'en va en même temps que les anciens, occasionnant une rupture. A nouveau, il est de la responsabilité du patron par rapport à son entreprise, d'avoir à faire passer la continuité de celle-ci avant ses sentiments.

Organiser : Les principales difficultés

      Le modèle de base du management sur son versant organisationnel est la définition des postes de travail. Celle-ci demande que l'attention soit portée sur une double cohérence, interne et externe :
      1/ Une cohérence interne : les missions et tâches du poste doivent être relativement homogènes, au sens où elles doivent faire appel à des compétences spécifiques. Plus les missions sont diverses, voire éclatées, plus elles font appel à une polyvalence de compétences, plus il y aura de mal à trouver la personne présentant la totalité de ces compétences.
      2/ Une cohérence externe : le poste doit être articulé aux autres au sein d'un organigramme, et donc sont définies les relations fonctionnelles qu'il entretient avec les autres postes, c'est-à-dire avec qui, pour quoi et comment il entre en relation avec eux.
      Cette cohérence est nécessaire, car son insuffisance génère des problèmes spécifiques. On les rencontre précisément à ce moment où, ayant décidé qu'on ne pouvait plus continuer comme avant, on se penche sur l'organisation telle qu'elle est et on constate les dysfonctionnement suivants. Cette classification résulte aussi de notre expérience d'audits en organisation de petites structures :
      1/ L'absence de cohérence interne d'un poste conduit à demander à un collaborateur de remplir des missions qui relèveraient normalement de postes différents, parce qu'elles requièrent de sa part des compétences différentes, et surtout des qualités humaines dont certaines peuvent être contradictoires, c'est-à-dire ne pas pouvoir se rencontrer logiquement chez le même homme. On ne demande pas la même chose, humainement, d'un commercial, d'un juriste, d'un gestionnaire, etc. et on peut même dire qu'on demande aux uns certaines qualités contraires de celles qu'ont les autres. Si, donc, on confie à la même personne des missions commerciales, pour une part, rédactionnelles et juridiques pour une autre, de formation et pédagogiques pour une troisième, etc., on prend le risque qu'il soit au mieux moyen en tout. En fait, si ce collaborateur est bon sur un point, il est logiquement condamné à être mauvais sur d'autres, qui relèvent de qualités contraires.


Fig. 5



      2/ L'absence de cohérence externe du poste, dans ses relations avec les autres postes, conduit à ce que le même travail soit confié à deux postes différents, entraînant des conflits de territorialité, ou qu'au contraire les collaborateurs de deux postes se rejettent mutuellement la responsabilité d'un travail à faire.


Fig. 6



      Le cas de figure est celui du collaborateur qui reçoit normalement son travail de son supérieur hiérarchique, mais également de son collègue au même rang que lui en raison des relations fonctionnelles entre leurs deux postes, et accessoirement du chef du service d'à côté, et du responsable au niveau n + 2 qui court-circuite parfois les échelons hiérarchiques intermédiaires ("Tenez, Machin, vous n'auriez pas le temps de vite me faire cela ?"). Si la définition du poste ne prévoit pas explicitement qui lui donne son travail et dans quel ordre d'urgence faire passer le travail qui lui est donné, ce collaborateur sera vite débordé. Et d'autant plus que chacun de ceux qui lui donnent du travail préfèrent ignorer qu'il en reçoit d'autres collègues, et ne comprend pas qu'il n'arrive pas à trouver le temps de l'effectuer.


Fig. 7



      Le recrutement de nouveaux collaborateurs pour seconder ceux qui sont débordés fonctionne, ici à nouveau, comme symptôme. Nous avons souvent pu proposer à nos clients qui nous demandaient un recrutement d'en faire l'économie par une réorganisation du travail sur les postes existants. Ainsi, dans un cas de figure, une collaboratrice est débordée dans son travail. La direction décide de lui recruter une adjointe. En attendant, une partie de son travail est confié à une collègue d'un autre service, qui jusque là fonctionnait bien, mais qui, du coup, est à son tour débordée. La direction décide de lui recruter également une assistante... La désorganisation d'un poste se communique à d'autres par contamination, comme dans un jeu de dominos, et c'est de deux recrutements qu'on parle, alors qu'une attention portée sur ce seul poste permettra de rationaliser les procédures de travail de cette collaboratrice, lui fera retrouver le temps qu'elle perdait, et supprimera le faux besoin de ces recrutements.


Fig. 8
1/ A est débordé, on envisage de recruter B pour l'aider.
2/ En attendant, on décharge A en donnant une partie du surcroît de travail à C.
3/ C est alors débordé, on envisage de recruter D pour l'aider.



Les effets psychologiques et relationnels des dysfonctionnements organisationnels

      Notre expérience nous a montré que la redéfinition d'une organisation sur des bases rationnelles, en levant un certain nombre de dysfonctionnements, contribuait du même coup à résoudre un certain nombre de problèmes humains dans l'entreprise : un mauvais climat, une démotivation de certains, des conflits de personne entre d'autres, problèmes qu'on pensait initialement être une question de personne ou de relations entre les personnes.
      Ce phénomène est important à souligner. Les problèmes de climat, de démotivation, de communication dans l'entreprise sont fréquemment abordés comme des problèmes uniquement personnels ou relationnels. Cette approche dispense d'interroger le fonctionnement de l'organisation. On invite de ce fait le personnel à suivre des séminaires de développement personnel, de communication, et on s'étonne que les résultats sur le fonctionnement des équipes et de l'ensemble restent médiocres. On gagnerait dans ces cas à résoudre d'abord un certain nombre de dysfonctionnements dans la simple organisation du travail pour se rendre compte qu'ils étaient à l'origine de ces problèmes humains.
      Il faut en effet se rendre compte que l'organisation du travail établit entre des êtres humains qui doivent vivre toute la journée ensemble, dans un cadre qui est leur gagne-pain, un certain nombre de règles qui délimitent pour chacun une sorte de territoire et définit les actions et paroles qu'on attend d'eux et celles qu'ils peuvent attendre des autres.
      Dans un environnement où ce territoire est mal défini, où l'on ne sait pas ce que l'on attend de vous, ni à quoi s'attendre des autres, la tension individuelle, le stress, se manifeste sous la forme de l'inquiétude, de la réactivité dépressive ou agressive. Le stress est prévenu par des réponses plus ou moins élaborées, plus ou moins tactiques, qui vont de la vraie maladie ou de l'accident du travail, en passant par la démobilisation ou l'absentéisme, les passages à l'acte agressifs ou suicidaires, jusqu'au sabotage ou aux stratégies perverses.
      Nous avons proposé une typologie des dysfonctionnements qui peuvent apparaître dans l'organisation du travail, à travers la simple définition des postes. Il est clair qu'en pratique, lorsque de tels problèmes se posent dans une organisation, ils y sont généralement présents un peu partout. Beaucoup de postes sont affectés et certains présentent plusieurs de ces problèmes à la fois. La désorganisation touche donc l'ensemble de l'entreprise, et nourrit l'impression diffuse au sein du personnel de limites mal établies, mal repérées, et donc d'une transgression constante par méconnaissance : on a le sentiment de travailler insuffisamment, ou trop mais inefficacement, et on ne sait pas pourquoi. Mais on ne peut le reconnaître car, les problèmes étant appréhendés comme des problèmes de personnes au lieu de l'être comme des problèmes d'organisation, chacun craint d'être désigné comme incompétent ou improductif, et de fait, on s'observe mutuellement, chacun cherche à savoir s'il n'est pas en retrait sur les autres. L'objectif organisationnel est perdu de vue et le cède aux considérations personnelles comparatives.
      Un effet particulièrement remarquable de cet état de désorganisation est le phénomène du bouc émissaire. L'anxiété collective, diffuse dans l'ensemble de l'organisation, cherche à se fabriquer des explications au dysfonctionnement et, comme les analyses portent sur les personnes au lieu de porter sur l'organisation, elles se fixent sur une ou plusieurs personnes dont on va pouvoir dire qu'elles dysfonctionnent davantage que toutes les autres, et qu'en fait elles sont les seules à dysfonctionner vraiment et que si l'organisation s'en séparait, tout le monde se porterait mieux.
      Le bouc émissaire est un personnage intéressant. Les raisons pour lesquelles il va prendre cette place dans l'esprit de son entourage ne tiennent pas tant à sa différence. Au contraire, il faut qu'il présente une certaine ressemblance avec ceux qui le désignent, pour qu'une identification soit possible : en fait, il souffre des mêmes problèmes que tout le monde, il encourt les mêmes accusations d'insuffisance que tout le monde craint pour soi, et c'est ce qui va permettre qu'il prenne sur lui le châtiment de tous les autres.
      Sur le plan personnel aussi, le bouc émissaire n'est pas n'importe qui. Il présente une disposition à recevoir les coups à la place des autres. Soit du fait de sa propre personnalité, soit parce qu'il occupe un poste où se manifestent particulièrement tous les dysfonctionnements que nous avons décrits plus haut, il est plus particulièrement fragilisé, souffre davantage de cette inquiétude sans objet précis qui se diffuse dans l'organisation. Aussi, quand le processus trouve dans le bouc émissaire un objet sur lequel fixer cette inquiétude par une explication, il est d'une certaine manière soulagé comme les autres, même si c'est à son détriment que joue le processus : le soulagement (psychologique) qu'il partage avec les autres est plus important que les conséquences (matérielles) de son exclusion.
      La liquidation du bouc émissaire apporte un soulagement cathartique provisoire dans l'organisation. Mais comme les causes réelles du malaise n'ont pas été analysées, celui-ci reprend plus tard. Et il est bien sûr augmenté, d'une part de l'incertitude coupable d'avoir sacrifié un innocent qui vous ressemblait, et d'autre part par la crainte d'être le prochain sur la liste, puisqu'on a autant de choses à se reprocher imaginairement que le précédent à avoir été sacrifié.
      On voit que si les entreprises n'étaient pas des organisations davantage gouvernées par le principe de réalité que d'autres, qui s'exprime par la nécessité de s'adapter à leur environnement concurrentiel, elles pourraient céder à la même folie collective qui caractérise la vie d'autres organisations humaines et les emporte dans le cycle de la terreur.

Animer : Émergence du besoin

      Au contraire de ce qui précède, en quelque sorte, il ne suffit pas de rationaliser l'organisation du travail pour penser qu'on puisse se dispenser d'avoir à gérer les hommes. En fait, une fois mise en place une organisation plus ou moins rigoureuse du travail, le rôle du dirigeant, que nous avions un moment laissé de côté, réapparaît dans toute son importance. Et on se rend compte que ce rôle, à nouveau, tient à sa position particulière : ce que nous allons souligner, c'est qu'il n'y a pas à proprement parler de méthode de management.
      Du point de vue de l'organisation, cette idée peut paraître provoquante, mais elle est logique, car le rôle du dirigeant est défini par défaut. En effet, une définition idéalement rigoureuse des postes de travail et des relations fonctionnelles entre postes au sein d'un organigramme devrait permettre à chacun de savoir ce qu'il doit faire et avec qui et sous quelles conditions il entre en contact dans le cadre de ce travail. Il ne devrait y avoir besoin de personne pour lui dire ce qu'il faut faire, puisque ce qu'il faut faire est inscrit sur la fiche de poste et dans les procédures établies a priori.
      Bien entendu, une telle organisation n'existe pas, il n'est jamais possible de définir tout ce qu'il y a à faire, ni dans le détail, ni de façon permanente. En particulier, de nouveaux objectifs doivent régulièrement être définis, et un contrôle doit être exercé sur la réalisation des tâches et l'atteinte de ces objectifs. Mais il en résulte néanmoins une définition par défaut des relations hiérarchiques : le chef, c'est celui qui dit ce qu'il faut faire quand la définition du poste ne le dit pas.
      On a en tête ces chaînes de production organisées à la japonaise où, tous les dix ouvriers se trouve une personne assise sur une chaise qui lit le journal : c'est le contremaître. Le fait qu'il n'ait rien à faire d'autre que lire le journal indique que tout marche bien, et néanmoins il faut qu'il y ait là quelqu'un qui ne fasse rien, c'est-à-dire qui ne soit pas pris dans le processus de production même pour pouvoir être dérangé en cas de besoin. Caricaturalement, le savoir-faire du chef d'entreprise étant un savoir-faire-faire, il est vrai que si l'entreprise marche bien, il devrait n'avoir rien à faire d'autre que lire son journal. A l'inverse, le fait qu'il soit complètement pris par des tâches qui le rendent indispensable n'est pas le signe d'un bon fonctionnement de l'organisation.
      Cette définition par la portion congrue du dirigeant donne la mesure de l'antagonisme qui existe entre les logiques de l'organisation et du chef d'entreprise.
      En fait l'organisation oscille entre deux extrêmes, qui sont des figures aussi abstraites l'une que l'autre, qui expriment le début et l'achèvement de l'organisation. L'une est une définition de l'entreprise par le chef d'entreprise, l'autre est une définition sans le chef.
      Dans un organisme sans organisation, sans définition ni répartition des tâches, sans procédures établies, sans mémoire de ce qu'il y a à faire, il n'y a pas de relations fonctionnelles entre les hommes : il n'y a que des relations hiérarchiques, il faut constamment quelqu'un pour dire (et répéter) ce que chacun doit faire. C'est l'organisation chaotique centrée sur le chef, expression du mythe de la horde primitive.
      Il est clair que, moins il y a d'organisation, plus les qualités managériales du dirigeant sont sollicitées.
      A l'autre extrême, on peut concevoir une organisation entièrement régie par une définition précise des postes et des relations entre postes. Une telle organisation, au sein de laquelle les relations entre les hommes seraient purement fonctionnelles, n'aurait idéalement pas besoin de hiérarchie, puisque tout le travail à faire et à transmettre aux autres serait prédéfini. C'est le modèle de l'organisation bureaucratique, qui exprime un autre mythe, non plus des origines, mais de la fin des organisations, et qu'on trouve à l'oeuvre dans la science-fiction.
      Pour autant, une organisation même poussée ne saurait non plus se passer des qualités managériales d'un dirigeant.
      Une telle organisation n'existe pas sous sa forme pure, pas plus que l'organisation purement chaotique, car l'organigramme et les définitions de poste sont une photographie à un moment donné de ce qu'il est nécessaire à chacun de faire pour réaliser les objectifs communs. Or, d'une part, tout ne peut être prévu dans ses moindres détails. D'autre part, l'organisation évolue comme un être vivant, en fonction des modifications de son environnement, les objectifs doivent être périodiquement redéfinis, un contrôle des résultats doit être assuré, et l'organigramme, revu en fonction de ces évolutions et des départs d'anciens et arrivées de nouveaux collaborateurs, est toujours en retard d'un temps sur cette évolution. L'organisation crèverait si ses membres se contentaient de faire ce qui est convenu. La meilleure organisation ne saurait se passer d'encourager l'autonomie des hommes, de leur stimulation à prendre des initiatives qui aillent au-delà des tâches définies et des objectifs fixés.
      Or, comme les hommes ne se motivent pas tous seuls, suivant la parabole de notre client qui disait qu'il n'y a pas de raison qu'ils se donnent des coups de pied au derrière à eux-mêmes, il faut quelqu'un qui les motive.
      Le problème prend ici deux directions : comment motiver les hommes au travail, c'est la question de l'approche motivationnelle; et, dans un second temps, au fur et à mesure que l'organisation se développe en effectif et empêche d'être constamment en prise directe avec eux, comment ne pas être toujours derrière eux à devoir les motiver, ou bien comment trouver des gens, des cadres, pour motiver votre personnel à votre place, deux questions qui peuvent se ramener à une seule, qui est celle de la délégation. Pour qu'il puisse lire son journal.

L'approche motivationnelle : de la transaction au charisme

      Organiser le travail, le distribuer, dire à un collaborateur précisément ce qu'il doit faire, est une condition nécessaire mais non suffisante. Il faut, certes, poser le plus clairement possible le contrat qui lie le salarié à l'entreprise, c'est-à-dire définir les termes objectifs de l'échange. Mais, si on se contente de cela, on risque de constater de sa part une désimplication progressive qui conduit à l'immobilisme.
      En bonne logique organisationnelle, chacun sait le travail qu'il a à faire et ce qu'il gagne ou perd à le faire, bien, mal ou pas du tout. Par contre, personne n'a, par exemple, aucun intérêt personnel à s'occuper du travail des autres dans la même chaîne. On s'en tient à ce qui est défini contractuellement, sans aller au-delà. Or, la définition de poste ne peut prévoir tout dans le détail, il y a des imprévus, il y a des incidences d'erreurs ou d'imprévus survenant sur les postes en amont ou en aval du processus de travail. Si le collaborateur se contente de ne s'intéresser qu'à son travail, le processus est bloqué. Il est essentiel que chacun aille au-delà de ce qui a été dit, connaisse l'amont et l'aval de ce qu'il fait, anticipe les conséquences dans une vision globale de son poste au sein de l'ensemble de l'organisation, et prenne des initiatives au risque de se faire taper sur les doigts si elles ne sont pas appropriées.
      Un tel mode de raisonnement paraît souvent normal au chef d'entreprise, qui s'irrite que ses collaborateurs soient parfois passifs et attentistes jusqu'à friser l'incompétence. Mais, pourquoi un simple salarié s'impliquerait-il, n'ayant pas les mêmes mobiles que le dirigeant ?
      Il existe des méthodes pour susciter l'implication des personnes au travail. Des deux courants que nous avons cités, le courant transactionnel est insuffisant à assurer cette implication au delà de la mise en oeuvre des moyens personnels nécessaires à la réalisation d'objectifs définis. Le courant motivationnel est plus approprié, qui propose l'entreprise comme idéal de réalisation personnelle du salarié.
      On se rend compte que, dans le cas de la PME, nombre de dirigeants pratiquent spontanément cette approche, incitant leur personnel à trouver dans leur entreprise, qui est leur quotidien, le cadre de leurs échanges relationnels, de leur reconnaissance sociale, de leur réalisation personnelle. Mais les méthodes du management motivationnel, qui tablent sur une stratégie de communication collective à base d'événements, de journal interne, etc. s'appliquent mal à une entreprise où la communication est directe. La démarche motivationnelle est donc assurée par le patron en contact direct et individualisé avec ses salariés. Le rôle de ce dernier comme animateur est primordial. Le jeu sur les motivations individuelles est plus direct, de même que l'importance de son charisme.
      Il existe, là aussi, des techniques de communication à l'usage personnel du dirigeant, destinées à lui fournir les outils de la persuasion. Ces techniques tablent sur l'amélioration de la connaissance et l'action sur les motivations et les comportements d'autrui. Nous ne les développerons pas ici, elles font déjà l'objet d'une littérature et de stages de formation abondants. Soulignons-en seulement la portée et les limites. Elles ouvrent le dirigeant à la dimension de l'autre en l'invitant à écouter, s'il veut connaître les motivations sur lesquelles s'appuyer, à élaborer des propositions qui répondent, non seulement à ses besoins et à ceux de l'entreprise, mais aussi à ceux de son interlocuteur.
      Mais, d'une part, ces méthodes sont appropriées à la négociation individuelle d'un échange, ce que va exprimer le contrat qui lie le salarié à l'entreprise; or, ce n'est pas un échange qu'on demande là au salarié, c'est de donner, de s'impliquer, de prendre la perspective, non plus de son seul travail, mais de l'ensemble de l'intérêt de l'entreprise.
      Par ailleurs, même l'écoute et l'empathie peuvent devenir des mécanismes, quand la perspective reste celle de traiter l'autre seulement comme le moyen d'arriver à ses fins. La technique devient "recette" et finit par être transparente même à ceux qui en sont les destinataires. Ces dirigeants, égaux dans leurs humeurs, souriants, ouverts, mais calculateurs, laissent malgré tout à leur personnel l'impression constante, quoique jamais objectivable, d'être manipulés.
      On comprend que ce qu'il s'agit d'obtenir, c'est une implication du salarié qui suppose une identification affective entre ses intérêts et l'intérêt de l'entreprise, qui fait qu'il prendra les initiatives nécessaires parce qu'il y percevra son propre intérêt. On notera que cela revient pour le salarié à s'identifier à la position du chef d'entreprise lui-même, qui précisément fonctionne dans ce rapport oblatif à l'entreprise.
      Mais précisément, on n'est pas là, avec ce type d'identification, dans l'ordre du calcul : nous avons montré que le chef d'entreprise lui-même ne calcule pas son implication dans les termes rationnels d'un échange. Par conséquent, si cette implication n'est, ni rationnelle, ni raisonnée, y a-t-il vraiment des "techniques" pour obtenir ce résultat ?
      Certains chefs d'entreprise exercent sur leur personnel un pouvoir charismatique : ils ne sont ni fringués, ni fringants, ils parlent trop bas ou trop fort, ou bégaient, ils ne connaissent rien des techniques de communication, mais il arrivent à faire travailler leur gens au-delà des heures, à faire même que ce soient eux qui le proposent, et on leur pardonne tout, même leurs coups de gueule. Pourquoi certains tyrans sont-ils aimés, alors que, sans parler des despotes classiques, certains managers aux méthodes souriantes éveillent la suspicion, voire la crainte ?
      Les théories de la motivation font appel à une logique transactionnelle : le management poursuivrait dans cette perspective la satisfaction de besoins mutuels par la conduite concertée d'une opération limitée en commun. Or, avec cette notion de "charisme", on est dans un ordre de motivations dans lequel c'est le chef lui-même qui se propose comme objet du besoin, en l'occurrence d'un besoin imaginaire : il est l'idéal du groupe, et pour l'atteindre, le groupe travaille sans compter sa peine.
      Il nous semble clair qu'il n'y a pas, de ce point de vue, de méthode de management. Puisque sa propre implication échappe au chef d'entreprise, il ne peut réellement maîtriser les raisons pour lesquelles il va en impliquer d'autres avec lui.
      Par contre, il y a des conditions pour qu'il en soit ainsi, ces conditions peuvent être remplies ou non, moyennant un travail que le chef d'entreprise peut faire sur lui-même, et où on retrouve les mêmes conditions qui président à l'existence d'un point aveugle.
      En effet, si l'entreprise se résume aux intérêts de l'entrepreneur, si en fait elle n'est pas une organisation distincte de son fondateur, le personnel a l'impression de travailler pour un autre et d'être suspendu à sa volonté, ce qui est toujours une position difficile à vivre. En fait, dans ce cas de figure, la position du chef d'entreprise est clairement manipulatrice : il n'y a pas d'au-delà des objectifs qu'il poursuit personnellement, et il risque que ses interlocuteurs ressentent clairement qu'il ne sont que des instruments de ces objectifs.
      Si, par contre, le chef d'entreprise est agi par sa fonction, au-delà de lui-même, cet au-delà instaure une triangulation, entre le patron, le personnel et un projet. L'entreprise peut devenir quelque chose de distinct de la personne de son fondateur. Elle devient, au sens étymologique du mot "entreprise", un espace entre deux personnes. Le personnel n'a pas l'impression de travailler pour quelqu'un, mais avec quelqu'un pour et au nom de l'entreprise.

La question de la délégation

      Le charisme suppose un contact direct. Or, le développement de l'entreprise implique l'épaississement de l'organisation, notamment par l'introduction de niveaux intermédiaires de décision, la désignation d'un personnel d'encadrement, qui va constituer un obstacle à ce contact direct entre le chef d'entreprise et son personnel. Dès lors, comment continuer à manager ?
      La mise en place d'un personnel d'encadrement constitue, on l'a vu, un seuil de développement de l'entreprise, comme en fait de toute organisation. Le dépassement de ce seuil est rendu possible par la délégation.
      Il s'agit d'une notion qui comporte, là aussi, un aspect organisationnel et un aspect psychologique et relationnel, ce dernier étant, comme on s'en doute, le plus délicat à gérer.
      Au plan organisationnel, le principe est relativement simple : il s'agit de confier à des collaborateurs un certain nombre de fonctions qui étaient antérieurement celles du dirigeant. Par rapport à des postes d'exécution, la définition des postes de ces cadres présentera des différences, mais qui n'empêchent nullement une formalisation. En particulier, leur travail sera défini en termes d'objectifs plutôt que de tâches : on estime qu'un cadre est payé pour des résultats, pas pour faire tant d'heures de travail. De même, ils disposeront normalement d'une certaine liberté de moyens dans l'atteinte de ces objectifs, le contrôle se faisant sur les résultats, à intervalles réguliers, tandis qu'entre deux évaluations périodiques, la direction se contente de dispenser ses conseils à la demande.
      Mais dès l'énoncé de ces principes, on saisit la difficulté. Laisser à un collaborateur la liberté de ses moyens et de ses horaires, s'interdire d'une certaine manière d'intervenir pour lui laisser la possibilité de développer ses initiatives, cela suppose de la part du dirigeant un pari sur la confiance, une prise de risque, et donc une certaine disposition d'esprit.
      Beaucoup de dirigeants de PME butent sur ce problème de la délégation, surtout si les premières expériences qu'ils ont tentées ont échoué. De nombreux ouvrages de management ont déjà traité de cette question. Rappelons donc quelques principes, où certains pourront repérer les endroits où ils ont pu pécher par omission.

1/ Sur la nature de la délégation :

Contrairement à une formulation courante, on ne délègue pas de responsabilité. La délégation suppose de déléguer une mission, en gardant pour soi la responsabilité du résultat. Si un patron confie un travail à un collaborateur qui le fait mal, c'est le patron que le client viendra voir. Le patron peut licencier le salarié, il ne peut pas lui faire payer le prix du travail mal fait. Le salarié répond de son travail sur son emploi, mais le patron répond du résultat de ce travail sur son entreprise. La délégation constitue une sorte d'enveloppe dans laquelle un salarié peut développer ses compétences car il n'a pas au départ à s'occuper des conséquences, qui sont prises en charge par le patron.
      Dans la perspective anthropologique que nous avons déjà ouverte, la délégation instaure ainsi une relation initiatique, où l'on retrouve la dimension paternelle, profondément humaine de la dette : "Je te confie cette mission, je te couvre puisque je prends les conséquences sur moi, et je te demande en retour de ne pas oublier dans le cours de ton travail que les conséquences seront pour moi". Le contact avec la réalité extérieure, celle de l'environnement de l'entreprise, existe car un mauvais travail retentit sur l'entreprise et menace l'emploi, mais ce contact est indirect, médiatisé par le patron et l'organisation.
      Certains employeurs menacent leurs salariés de ne pas les payer en cas de travail mal fait. A les entendre, ils se verraient bien instaurer en quelque sorte un système de primes négatives ou de pénalités, en retenant sur leurs salaires le prix de leurs erreurs. Les patrons qui sont tentés de faire payer à leurs salariés les conséquences de leur travail, leur délèguent une responsabilité qui n'est pas la leur. Ils les mettent de ce fait en contact direct avec l'environnement de l'entreprise, pensant leur faire comprendre ainsi les affres du chef d'entreprise. Ils n'obtiennent qu'un climat de terreur comparable à celle du nouveau-né ou du psychotique qui n'ont pas d'enveloppe protectrice. Il importe que le patron n'oublie pas que le salarié n'a pas fait le même choix de vie que lui, qu'il n'a pas les moyens personnels (psychologiques) d'affronter cette réalité, et qu'il n'a pas de raison de le faire puisque l'entreprise ne lui appartient pas.

2/ Sur la question de la confiance :

Le contrôle des résultats se faisant à terme fixé, le dirigeant doit accepter de délivrer à son collaborateur un espace de temps au cours duquel il limitera son droit de regard, même si les initiatives de ce dernier lui semblent bizarres, voire compromettantes pour le devenir de l'entreprise. Il devra même défendre, contre ses propres impressions, ce collaborateur vis-à-vis de son personnel, qui ne manquera pas de lui faire des remarques auxquelles il sera d'autant plus sensible qu'il se pose les mêmes questions.
      Ce chèque en blanc donné à un collaborateur ne va pas de soi. En fait, la délégation repose sur la confiance que le délégataire accorde au délégué. Quand la délégation mise en place fonctionne mal, cela se traduit généralement par une multiplication des interventions de contrôle "avant terme" de la part du délégataire sur l'activité du délégué, lesquelles expriment en fait une perte de confiance, - et souvent la faiblesse de cette confiance dès le départ.
      Certes, la confiance doit se mériter : le délégué doit avoir fait ses preuves et continuer à les faire. Mais tous les motifs apparemment rationnels qui conduisent à faire confiance à quelqu'un ne doivent pas dissimuler qu'en réalité la confiance est d'abord, et fondamentalement, un mouvement irrationnel de l'esprit, un "pur don" que l'un accorde à l'autre. De ce don initial résulte (mais pas toujours) chez celui à qui l'on fait confiance le sentiment d'une dette morale, qui précisément l'invitera, par ses actions, à "mériter" cette confiance. Mais la première impulsion, celle du don qui prend le risque d'un non-retour, ne saurait venir que du délégataire : c'est lui qui instaure ce qu'on appelle le "climat de confiance".
      A contrario, cette confiance ne doit pas être confondue avec une simple démission de la part du délégataire, qui abandonnerait au délégué des soucis qu'il n'arrive pas à prendre en charge. Nous avons évoqué les effets de ce glissement à propos du recrutement de collaborateurs "messianiques" : la délégation-démission équivaut à un abandon de responsabilité et est vécue par le délégué comme l'expérience angoissante signalée plus haut d'une perte d'enveloppe structurante protectrice. Autant le délégataire doit prendre sur lui de ne pas effectuer d'intervention de contrôle prématurée, autant ces interventions doivent être faites aux moments fixés, - lesquels moments seront rapprochés au début pour s'espacer progressivement. Par ailleurs, le délégataire doit rester présent, ce qu'il exprimera par une disponibilité constante aux demandes de conseil dont le délégué aura l'initiative.

3/ Sur la question de la perfection :

Le pari de la confiance est d'autant plus difficile qu'il porte sur les compétences d'une personne dont le dirigeant doit de surcroît admettre qu'il n'est pas aussi parfait que lui : il est vrai souvent que le meilleur commercial de l'entreprise, son meilleur gestionnaire et son meilleur ouvrier restent le patron; dans de petites entreprises, il est capable de montrer à n'importe lequel de ses salariés comment bien et mieux faire son travail. Mais c'est précisément pourquoi il est le patron et pourquoi son entreprise marche là où d'autres que lui auraient échoué : il ne peut pas espérer se reposer sur des collaborateurs aussi bons ou meilleurs que lui sur tous les plans. De surcroît, il possède la mémoire de l'entreprise, expérience que n'a pas, et n'aura jamais, un nouveau venu. Certes, le collaborateur recruté apportera sur certains points une compétence supplémentaire. Mais l'attente de compétence porte sur l'exercice global de la fonction, et il faut que le patron admette que pour développer son entreprise, il doit se reposer sur des collaborateurs imparfaits : non seulement imparfaits au regard de sa définition personnelle de la perfection, mais tout simplement et objectivement imparfaits.
      En résumé, la délégation consiste à confier à une personne moins compétente que soi une mission dont on continue d'assumer la responsabilité, tout en s'interdisant d'être constamment derrière elle. Cette disposition d'esprit est en quelque sorte contre nature, elle constitue une violence faite à soi-même. Elle suppose en fait que le dirigeant ait déjà fait le deuil de l'idée qu'il se fait de son entreprise, de lui-même et d'une idée de la perfection. Ou bien cette disposition est une donnée de départ, ou bien elle suppose un processus qui fasse l'objet d'une intervention d'une nature autre que celle du simple audit en organisation.
      En fait, on saisit que la délégation implique de la part du délégué une identification au chef d'entreprise et à ses motivations. En déléguant, on éveille chez le collaborateur à qui l'on délègue un certain nombre de motivations qui sont d'un autre ordre que simplement gagner de l'argent par son travail : la satisfaction que procure le travail en lui-même, la reconnaissance d'une place, et le sentiment de contribuer avec d'autres à l'atteinte d'objectifs communs et à l'intérêt de l'entreprise. De sorte qu'une délégation réussie prépare à trouver dans l'entreprise des collaborateurs réellement capables de remplacer le chef d'entreprise, c'est-à-dire de prendre aussi ses responsabilités.
      On peut donc se demander si ce qui rend la délégation parfois difficile à assumer par le chef d'entreprise, ce n'est pas que la réussite de cette délégation prélude en quelque sorte le recrutement de son successeur : réussir une délégation, c'est se dire (et pas juste intellectuellement) qu'on n'est pas irremplaçable. Quand ce seuil est franchi, on peut dire que la maturation de la PME comme organisation est pratiquement achevée.


NOTES

(1) R. Blake & J. Mouton, Les deux dimensions du management, Paris, Éditions d'Organisation, 1974.

(2) M. Crozier, Le phénomène bureaucratique, Paris, Seuil, 1963; M. Crozier & E. Friedberg, L'acteur et le système, Paris, Seuil, 1977.

(3) N. Aubert & M. Pagès, Le stress professionnel, Paris, Klincksieck, 1989. N. Aubert & V. de Gaulejac, Le coût de l'excellence, Paris, Seuil, 1991.


Chapitre suivant


Retour au sommaire de l'ouvrage

Retour à l'accueil