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Patrick Schmoll

L'Entreprise Inconsciente





Chapitre 3

HOMMES ET FEMMES D'ENTREPRISE




Le cas de l'entreprise Bc.

      Bc. a créé et dirige une entreprise de fabrication d'objets décoratifs à destination du grand public. L'entreprise commercialise le produit auprès d'une clientèle professionnelle de détaillants. L'organisation du travail est structurée autour de trois fonctions : production, administration et commerciale. Comme dans beaucoup d'entreprises, cette structuration recoupe une répartition du travail et des métiers entre les deux sexes : 1/ à l'atelier, dirigé par un chef d'atelier, travaillent exclusivement des hommes; 2/ au secrétariat (commercial et comptable), dirigé par une secrétaire de direction, travaillent exclusivement des femmes; 3/ une équipe de commerciaux couvre l'ensemble du territoire national, chacun d'eux ayant la responsabilité d'un secteur géographique; cette équipe commerciale, dirigée directement par Bc., était jusque là composée uniquement de femmes. L'événement va être introduit par la nécessité de démultiplier les secteurs géographiques des commerciaux, du fait du développement de l'activité, et de créer de ce fait de nouveaux secteurs. Bc. doit envisager le recrutement d'un commercial supplémentaire. Or, après publication de l'offre de poste, les candidats qui se présentent sont majoritairement des hommes.
      Jusque là, Bc. dit n'avoir jamais réfléchi à la question du sexe des candidats quand il recrutait. Il n'a pas de préférence explicite pour les femmes sur ce type de poste. Il pense d'ailleurs, bien que son équipe soit (en dehors de lui-même) exclusivement féminine, que l'action commerciale est plutôt un métier d'homme. Mais il se trouve que les précédents recrutements ont été réalisés à la suite de rencontres professionnelles dans le cadre des salons et foires annuelles, où il avait l'occasion de s'entretenir avec des attachés commerciaux de ses concurrents. Il a proposé des postes à ceux qui avaient de bons résultats et envisageaient de quitter leur employeur. Il se trouve que, jusque là, ce sont des femmes qui ont été embauchées.
      A la réflexion, cependant, Bc. pense avoir proposé plus souvent à des femmes qu'à des hommes de travailler avec lui sur ce type de poste, aussi parce que les femmes, pour ce qu'il connaît, ont de meilleurs résultats commerciaux que leurs collègues masculins auprès de la clientèle qui est la sienne et avec le type de produit qu'il fabrique. Sa clientèle est constituée essentiellement de professionnels hommes, avec qui les commerciaux femmes ont un contact plus facile; d'après lui, non pas (ou pas seulement) parce qu'elles jouent de leur séduction, mais parce que les hommes leur prêtent souvent moins de professionnalisme qu'à leurs pairs et, donc, sont moins méfiants au premier abord. Par ailleurs, le produit a un contenu essentiellement esthétique, les motivations d'achat du client final sont culturelles et personnelles, ont trait à la décoration de la maison, et Bc. pense que les femmes savent mieux le comprendre et en parler que les hommes.
      Pour autant, Bc. n'est pas opposé au recrutement d'un homme, au contraire, qui mettrait un peu de mixité dans l'équipe, et peut-être un peu d'émulation entre hommes et femmes, les uns ayant à démontrer aux autres leur efficacité, à faire la preuve de leur professionnalisme, qui comme homme, qui comme femme.
      Au moment où le besoin d'un attaché commercial supplémentaire se manifeste, Bc. ne trouve personne à recruter dans son réseau relationnel comme il l'a fait jusqu'à présent. Le recrutement est donc confié à un consultant. C'est aussi la première fois que l'entreprise fait appel à un conseil extérieur.
      Plusieurs candidats hommes sont donc présentés à Bc., qui est immédiatement et exclusivement séduit par l'un d'eux, que nous appellerons Yx. L'expression n'est pas trop forte : alors que le climat des entretiens avec les autres candidats en reste à un échange mutuel contrôlé d'informations, l'entretien avec Yx. est rapidement plus spontané et détendu. Yx. commence par se présenter et répond aux questions. La conversation prend alors un tour personnel et animé : Bc. se rend compte qu'ils ont un certain nombre de points communs, professionnels et personnels, qui n'ont d'ailleurs pas de rapport direct avec les besoins du poste. En particulier tous deux sortent d'un divorce récent. Par rapport au poste, Yx. n'a pas toutes les compétences et l'expérience requises, mais les autres candidats présentent aussi d'importantes insuffisances de ce point de vue. Bc. prend donc la décision d'embaucher Yx.
      Le consultant est heureusement surpris que son client ait trouvé satisfaction, alors que le nombre et le niveau d'ensemble des candidats semblaient a priori insuffisants pour permettre un choix et le laissait craindre d'avoir à reprendre le recrutement à zéro. Cette perspective n'enchante jamais un consultant, car elle entraîne un surcoût dont il doit négocier avec son client l'imputation sur le prix final de sa prestation. Aussi, le consultant n'insiste-t-il pas sur les limites de Yx. quand Bc. décide de le recruter.
      Bc., du reste, reconnaît lui-même les mobiles affectifs de ce choix et les limites de Yx. par rapport au poste. Il parle de son divorce : à l'époque, ses difficultés avec sa femme finissaient par l'atteindre dans son efficacité au travail, il n'avait plus correctement l'esprit à rien; il a senti à ce moment que ses problèmes conjugaux constituaient une menace sur sa carrière, sur son entreprise et, par contrecoup, sur l'ensemble de son existence présente et future; en cherchant à maintenir une relation conjugale difficile, il risquait en fait de tout perdre et de précipiter de toutes façons la séparation, car sa femme le supporterait encore moins s'il venait à échouer définitivement sur le plan professionnel; il a préféré rompre avec sa femme pour préserver ce qui pouvait encore l'être, ne fut-ce que les conditions matérielles d'une pension qui permette à sa famille de vivre sans lui. La sympathie pour un professionnel ayant vécu une aventure comparable vient d'une sorte de raisonnement projectif, mais conscient : un homme qui a la volonté de travailler alors qu'il vient de divorcer est nécessairement atteint dans son efficacité professionnelle, mais c'est quelqu'un qui a fait un choix et qui mérite qu'on lui tende la main; en retour, il y a toutes les chances pour que cette reconnaissance mutuelle entre hommes lui permette de s'investir complètement dans le travail, au bénéfice de l'entreprise.
      Les premiers temps se passent bien, mais très vite, le style de travail de Yx. accuse une certaine mollesse : rythme insuffisant des visites aux clients; pas de concrétisation; pas d'analyse, à la lecture des rapports commerciaux, des difficultés rencontrées. Bc. en discute avec Yx. Leurs rapports ayant pris un tour personnel, Bc. sait que Yx. fréquente une femme depuis son divorce, et pense que cette relation nuit à son efficacité professionnelle : les préoccupations de Yx. vont ailleurs qu'au travail. Il lui donne une nouvelle chance, reconduit sa période d'essai. Mais Yx., qui ne présentait pas dès le départ le profil professionnel et personnel le plus adéquat au poste, n'arrive pas à remonter la pente, et est finalement licencié. Bc. conclura en disant que le problème, c'était finalement que Yx. "n'était pas un homme".

L'entreprise comme lieu social de la différenciation des sexes

      L'échec du recrutement de Yx. doit être analysé, non pas seulement au regard de l'adéquation ou non d'un collaborateur à un poste, mais en fonction du contexte, celui d'une entreprise qui baigne quotidiennement dans la philosophie exprimée par son dirigeant. Cette philosophie est une représentation organisée par un discours binaire sur le travail.
      La technicité, dans cette entreprise, est l'affaire des hommes : A l'atelier travaillent des ouvriers qui sont tous des hommes. Au commercial travaillent des femmes. Le fait est fréquent dans le monde du travail : il y a des métiers d'hommes et des métiers de femmes. Les secrétaires, chez Bc. comme ailleurs, sont des femmes. L'originalité réside ici dans le fait que cette différenciation s'inscrit jusque dans le résultat du travail, dans les caractéristiques du produit lui-même qui définit l'objet social de l'entreprise
      Le produit a en effet une double spécificité : 1/ il présente une certaine technicité, il est fabriqué industriellement en petites séries dans un atelier très automatisé, ce qui le différencie de produits artisanaux comparables fabriqués à l'unité; 2/ sa destination est cependant décorative, sa commercialisation finale par le détaillant auprès du particulier fait appel à des motivations non-techniques, non-professionnelles, d'ordre culturel et personnel.
      Bc. aime son produit, et il pense, sans doute avec raison, qu'il faut l'aimer pour pouvoir le vendre. C'est un produit dont la réalisation exige la perfection technique, une rigueur froide. Mais pour en parler, pour convaincre le client, il faut être passionné. Et Bc. observe que ses commerciaux femmes aiment comme lui le produit qu'elles vendent, et c'est pourquoi elles le vendent bien, alors que Yx. n'en est pas tombé amoureux et le vend mal.
      Bc. a monté au départ l'entreprise avec un ouvrier et une secrétaire. Il assurait lui-même l'action commerciale et continue à le faire maintenant que les effectifs ont atteint une trentaine de personnes, d'une part en négociant lui-même avec les gros clients, d'autre part en animant lui-même l'équipe commerciale, alors qu'il a délégué à d'autres la direction de l'atelier et du secrétariat.
      L'action commerciale, surtout itinérante, lui semble traditionnellement un métier d'homme. Ses concurrents travaillent avec des commerciaux hommes. Il s'étonne lui-même de s'être entouré de femmes, mais est très content de leur efficacité, supérieure aux hommes. De même qu'il dit de Yx. qu'il "n'est pas un homme", il dit de certaines de ses collaboratrices qu'elles "ne sont pas des femmes".
      Les commerciales ont effectivement une position affective, impliquée, par rapport à leur travail. Elles aiment le produit, mais elles admirent également leur patron. Celui-ci a un charisme incontestable auprès de son personnel : les gens n'ont pas l'impression de travailler pour lui mais avec lui pour un produit, une entreprise, un idéal. Elles se rendent comptent que le patron est passionné par son produit et adhèrent à son projet par l'intermédiaire de sa personne, et à sa personne par l'intermédiaire du projet. Le produit devient totem, qui représente le patron, mais aussi l'identité du groupe, dont il condense les caractéristiques.
      La fétichisation du produit conduit à ce qu'en dehors du patron, il faille être une femme pour l'aimer. Pour le fabriquer, pas besoin de l'aimer, un homme peut le faire. Mais si on doit entrer dans un rapport affectif au produit, il faut qu'il soit sexualisé : personne, dans une entreprise par ailleurs gouvernée par les nécessités d'une gestion rationnelle, ne se rend compte que le produit fonctionne ici comme certains objets symboliques en jeu dans les relations entre hommes et femmes observées par les anthropologues qui étudient les sociétés dites primitives. Le produit a cette fonction "symbolique" au sens où il "tient lieu de", il représente l'objet de la différence des sexes au sein de la "tribu" formée par le personnel de l'entreprise : il est ce que les hommes possèdent et dont les femmes manquent. Plus précisément, il est au départ ce que le patron possède, et Bc. va ainsi capturer ses collaborateurs et collaboratrices dans une philosophie, dont il restera lui-même captif, et dont la structure profonde peut se résumer ainsi : le produit, créé par Bc., "lancé" - comme on dit - sur son marché, est l'attribut du patron, il est fait pour intéresser les femmes, et les autres hommes sont invités à ne pas le lui disputer. Le recrutement préférentiel de femmes à ses côtés pour commercialiser le produit s'explique ainsi par l'idée qu'il faut forcément être une femme pour s'intéresser à un attribut masculin. A contrario, si le discours encourage les femmes à s'y intéresser, il décourage les hommes de l'investir. Sauf, évidemment, sur un mode concurrentiel, dans un fantasme, qui serait celui du patron ou du salarié, de prendre la place du patron.
      Ainsi se forme au sein de l'entreprise un secteur entier, la fonction commerciale, qui reproduit la structure de la horde primitive : un groupe de femmes autour d'un mâle-père fondateur.
      Au moment où Yx. est embauché, il intègre une équipe de femmes dirigées par un homme. Aux yeux de l'homme, il est un rival dont l'évolution de leurs rapports va démontrer qu'il n'est pas un homme. Bc. est au départ fasciné par les caractéristiques de Yx. auxquelles il peut s'identifier, notamment dans ses rapports aux femmes (c'est un divorcé, qui a su ne pas céder devant une femme sur la question de son identité professionnelle), mais il va aussi se mesurer à lui, et il importe en fait que Yx. échoue pour démontrer qu'il n'est pas un homme, qu'il n'y a pas d'autre homme dans l'entreprise que Bc. Et peut-être dès le départ ce dernier choisira-t-il pour ces raisons obscures un candidat qui n'est pas le meilleur. Du reste, aux yeux de Bc. comme des femmes de l'équipe commerciale, Yx. n'est-il pas d'abord un collègue ? C'est-à-dire un collègue "comme elles", donc une femme, et déjà plus un homme puisqu'à leurs yeux à toutes il n'y a qu'un seul homme. Castré dès le départ, et à moins d'envisager de prendre une place qu'il n'a pas les moyens de prendre, Yx. ne peut qu'échouer. Il ne sera jamais un homme au travail, et s'il veut aller démontrer sa virilité quelque part, ce sera donc ailleurs qu'au travail : en s'empêtrant dans ses relations avec sa nouvelle compagne, au point qu'il apparaîtra clairement à son patron que le centre de ses préoccupations n'est plus au travail mais à l'extérieur de l'entreprise. Ce qui ne peut que déplaire à Bc. pour qui l'entreprise est le lieu privilégié de démonstration de la virilité (c'est-à-dire la sienne).
      On peut également revenir sur la position du consultant dans cet épisode. Bien sûr, il aurait fallu reprendre le recrutement : le professionnel aurait dû insister dans ce sens. Mais on s'aperçoit aussi que l'échec du consultant permet de l'associer à la dynamique ainsi décrite. Lui aussi est un intrus dans l'entreprise : c'est un homme, et il importe tout autant au client de démontrer qu'un homme venu du dehors ne peut qu'échouer, pour renforcer l'équipe des femmes autour de leur patron.
      Le cas de l'entreprise Bc. met en scène un certain nombre de problèmes qu'on retrouvera plus loin quand nous parlerons des effets de la personne du dirigeant sur le recrutement et le management : problème de la recherche d'un autre soi-même, problème de l'attitude du personnel face au recrutement d'une figure concurrentielle du patron. Nous nous proposons d'approfondir ici ce qu'il illustre d'abord de manière saillante : que l'entreprise est un des cadres de la vie courante où se joue la différenciation sociale des sexes.
      Cette différenciation, dans ses formes typiques traditionnelles, fonctionne dans les représentations du travail (les hommes travaillent, les femmes sont à la maison), des métiers (il y a des métiers d'hommes et des métiers de femmes) et de la direction de l'entreprise (les hommes dirigent, les femmes exécutent). Elle est motrice pour les acteurs de l'entreprise, notamment pour le dirigeant : le dirigeant est prototypiquement un homme et il est important pour sa motivation qu'il en soit ainsi.
      Pour la compréhension de la dynamique de l'entreprise, on donc se demander : 1/ ce qui se passe dans la tête du dirigeant masculin vis-à-vis des femmes, 2/ ce qui se passe dans la tête des femmes, et enfin 3/ ce qui se passe dans la tête des uns comme des autres et au sein de l'organisation quand on sort de ce prototype, qui est celui de la horde primitive : c'est-à-dire quand des femmes travaillent, ce qui est tout-de-même très fréquent depuis plus d'un siècle, et a fortiori quand elles dirigent une entreprise.

Approche anthropologique : l'entreprise comme système d'échanges

      L'anthropologie ne se limite pas à l'étude des sociétés primitives. Elle est en fait une manière d'approcher l'humain et la société en général. L'anthropologie structurale, en particulier, a constitué à un moment donné une avancée importante de ce point de vue, en systématisant l'approche des groupements humains comme systèmes d'échanges. Nous sommes donc là d'emblée dans l'économie, le commerce, voire les affaires.
      Rappelons que C. Lévi-Strauss (1) distingue trois possibilités d'échanges entre des être humains : les échanges d'utilités, qui qualifient le domaine de l'économie; les échanges de mots; et les échanges de femmes. Les sociétés humaines se présentent en effet comme des systèmes dans lesquels les êtres humains peuvent également échanger entre eux d'autres être humains, et l'analyse, notamment des alliances entre familles à travers des institutions telles que le mariage, montre que ces sociétés sont des sociétés d'hommes qui échangent des femmes, et non le contraire.
      Ces systèmes d'échanges ne sont pas disjoints : dans une même société, ils sont articulés les uns aux autres, de sorte que, notamment, les échanges économiques conditionnent et sont conditionnés par la manière dont opère la différence des sexes.
      Brièvement, dans leur forme que nous appelons prototypique, les échanges dans nos sociétés s'organisent de la manière suivante : Les hommes exercent une activité professionnelle, c'est-à-dire produisent par leur travail des utilités (biens ou services) qu'il échangent avec d'autres hommes contre de l'argent; c'est l'argent qui fonctionne comme signe de reconnaissance de la valeur du travail; les femmes travaillent aussi, mais leur production, qui reste cantonnée à la sphère domestique, où joue une règle de répartition et non d'échange, n'est pas chiffrée et est socialement méconnue; de ce fait, seuls les hommes ont accès à l'échange des mots qui "comptent", en ce sens que seule leur parole a le pouvoir de les engager dans un circuit d'échanges d'utilités (c'est le sens premier du mot "crédit"). Rappelons que l'époque n'est pas historiquement très éloignée où les hommes étaient seuls à détenir l'autorité parentale, à avoir le droit de vote, à pouvoir contracter un emprunt au nom du couple.
      L'activité professionnelle distingue donc l'homme de la femme, elle distingue aussi l'adulte de l'enfant, et l'homme sain du malade : l'enfant, le malade et le fou, comme la femme, ne travaillent pas (c'est-à-dire n'exercent pas une activité rémunérée). Dans une version plus traditionnelle, elle est centrée sur un métier, que le père transmet au fils, comme il transmet son nom propre (le métier est d'ailleurs un tel marqueur de l'identité de l'individu et du lignage, que de nombreux noms de famille sont des noms de métier). Les femmes n'ont pas accès à ce circuit d'échanges, mais comme la sphère domestique dont elles ont la charge dépend pour son fonctionnement des revenus de l'activité professionnelle des hommes, elles sont juges de la virilité de ces derniers, qui est mesurée à l'aune de la rémunération du travail : l'homme qui ne ramène plus de quoi faire vivre la famille n'est plus un homme.
      Dans une telle approche, l'entreprise doit être considérée comme une forme de l'organisation du travail portant sur un circuit donné d'échange d'utilités contre de l'argent. Elle a même une place centrale dans nos sociétés comme forme canonique de l'organisation du travail et des échanges : par rapport à d'autres formes d'organisation du travail, comme le service public ou les associations, l'entreprise a pour finalité d'accumuler l'argent, c'est-à-dire qu'elle est le lieu de la vie sociale où se concentre le signe de la valeur du travail, - masculin -, et donc de la virilité.
      Sous cet angle, également, l'économie se présente comme une approche partielle d'un aspect seulement des échanges possibles entre être humains : les échanges d'utilités.
      On voit qu'il n'est pas possible, même en bonne logique gestionnaire, de limiter l'étude de l'entreprise à une approche strictement économique, qui serait celle de la seule gestion d'échanges d'utilités : l'entreprise est travaillée, qu'on le veuille ou non, notamment par les questions de la sexualité et de la reproduction. Dans le prototype de ce même modèle, elle est fondée et dirigée par un homme, qui lui donne son nom et la transmet à ses fils. Contrairement à une vision purement gestionnaire qui essaierait de l'imposer comme espace affectivement neutre, elle est dans nos sociétés le lieu par excellence où se joue la différenciation des sexes et des générations.
      Certes, on reconnaît ce modèle à l'oeuvre dans la manière dont ont fonctionné nos sociétés jusque dans un proche passé. Le tableau est aujourd'hui plus nuancé, puisque de nombreuses femmes ont une activité professionnelle et qu'elles ont obtenu une égalité de droits dans la plupart des domaines de la vie sociale où la différence de statut exprimait la différence de sexe.
      Cette évolution a suivi plusieurs étapes qui ont constitué autant de mises en question de la différenciation des sexes par le travail. Dans un premier temps, la rationalisation du travail posté a conduit à une spécialisation, voire à une parcellisation des tâches, dont le travail à la chaîne est la figure extrême : cette parcellisation a contribué à casser la prévalence d'une philosophie de métier, l'homme au travail n'ayant plus, comme autrefois l'artisan, la vision globale de sa production. Dans le même temps, des femmes étaient embauchées sur certains de ces postes. Le travail (rémunéré) n'étant plus ce qui différenciait les hommes des femmes, la différence a alors porté sur la nature du travail effectué : certains métiers ont été, - et sont encore traditionnellement, - considérés comme des métiers de femmes, d'autres comme des métiers d'hommes.
      Mais même cette distinction tend aujourd'hui à s'effacer. L'exclusivité disparaît, et même si elle demeure encore pour un temps, les esprits tendent de plus en plus à admettre qu'il n'y a pas, ou guère, de métiers réservés à l'un ou l'autre sexe.
      Une autre différenciation sexuelle au travail tend à disparaître, plus importante celle-là : la distinction hiérarchique, qui tendait à réserver aux hommes les fonctions de commandement. De plus en plus de femmes exercent des fonctions de cadre, voire de chef d'entreprise, et ont des hommes comme subordonnés. Le prototype de l'entreprise dirigée par un homme est donc sérieusement bousculé et, avec lui, le principe de la différenciation des sexes par le travail.
      On peut donc se poser un certain nombre de questions : Pourquoi ce modèle, ainsi que ceux, plus généralement, des sociétés traditionnelles, accordent-ils une place prépondérante aux hommes ? Et, s'il s'agit d'une condition universelle du fonctionnement des sociétés humaines, qu'est-ce qui permet ou oblige aujourd'hui une évolution du modèle hors de sa forme prototypique, voire une mise en cause du modèle ?
      Autrement dit, nos sociétés ont-elles inventé de nouveaux systèmes d'échanges qui les émancipent de ceux habituellement étudiés par l'anthropologie ? Ou bien sommes-nous confrontés à un dysfonctionnement majeur des systèmes d'échanges qui participent à la différenciation des sexes, à la reproduction de l'espèce et, plus généralement, à la permanence d'une vie sociale ?
      L'évolution peut être présentée comme une tension dans le passage entre un modèle et un autre, dont les prototypes sont en fait des formes abstraites, puisque chaque moment de ce passage mêle le souvenir de ce qui a été quitté et l'anticipation de ce qui n'est pas encore advenu. Le prototype de départ est un mythe des origines : de la fondation de l'organisation. Le prototype d'arrivée est un mythe de la fin des temps : de l'achèvement de l'organisation.

Hommes et femmes : positions pulsionnelles par rapport au travail et à l'entreprise

      Le récit de la horde primitive repris par Freud d'une hypothèse de Darwin éclaire les fondements pulsionnels de la différenciation des sexes dans le rapport au travail et à l'organisation, et de ce fait aussi, le caractère universel de cette différenciation, quelles que soient les sociétés humaines. L'entreprise doit son existence à un fondateur dont le prototype est, dans ce modèle, un homme : la naissance des organisations résulte d'une transformation de la sexualité et de la violence masculines qui permet la coopération entre mâles autour d'objectifs de travail communs. Les femmes ne participent pas en tant qu'acteurs à ce circuit d'échanges, elles en sont l'enjeu et jouent le rôle de juge de la virilité des hommes, mesurée à l'aune de leur succès professionnel.
      Fondamentalement, toute organisation cache un enjeu inconscient, lié à une histoire de l'ancêtre de toutes les organisations : elle vise la production d'utilités, donc la satisfaction de besoins, donc substitutivement la satisfaction du besoin social par excellence, elle est donc une organisation du partage des femmes entre les hommes, et une organisation des femmes et des enfants contre la violence masculine.
      Les psychanalystes modernes sont discrets sur la conception de la sexualité dont se supporte le récit freudien de la horde primitive, élaboré à une époque où les différences socialement marquées entre les sexes acceptaient une explication naturaliste. Aujourd'hui, les rôles sociaux sont moins différenciés sexuellement, parfois ils sont inversés quand c'est une femme qui occupe une position de pouvoir face à un homme. Et la discussion s'avance sur un terrain miné par le féminisme, même si cette position aussi s'est beaucoup nuancée.
      Freud attribue des rôles distincts à chacun des deux sexes dans la mise en place des premiers rapports sociaux et la construction d'une vie communautaire. Ce sont les hommes qui construisent le lien social, les femmes y participent au départ passivement. Freud accorde en effet aux femmes à la fois une importance centrale comme principal enjeu et comme facteur facilitateur de la formation du groupe social, et un rôle plus ambigu, voire freinateur, dans l'évolution ultérieure de la vie sociale vers davantage de civilisation.
      Pour expliquer que les hommes aient un rôle prépondérant dans la construction du lien social, Freud suppose que les femmes sont davantage soumises aux impulsions d'une sexualité exigeante, et de ce fait moins aptes à sublimer leurs instincts, ce qui est une condition de la civilisation. E. Enriquez (2), dans sa revue de la question du lien social chez Freud, reprend cette hypothèse sans l'interroger, comme une espèce de constatation naturelle. Cette conception est marquée par l'idéologie de l'époque, et fait encore aujourd'hui sa fragilité.
      En fait, on inclinerait aussi bien pour l'hypothèse inverse. L'observation de nos cousins primates, comme du reste de la plupart des grands mammifères, montre que les mâles sont davantage soumis à la pression de leur sexualité, alors que les femelles semblent plutôt subir la leur. En particulier, elles ne manifestent pas de coït, qui semble bien, chez les femmes, une "invention" associée à l'hominisation. Le récit de la horde primitive lui-même suggère une sexualité et une agressivité plus importantes des mâles, qui a les femelles pour objet. Tandis que, toujours dans le même récit, celles-ci portent davantage d'attention à elles-mêmes et à cette partie détachée d'elles qu'est l'enfant. Les femmes sont d'abord attachées à leurs petits, menacés dans leur survie par la rivalité des hommes, et acceptent la domination du mâle le plus fort, moins pour lui-même que pour la protection qu'il leur apporte. Freud estime que leur sexualité s'étaye davantage sur un besoin de protection et de préservation, qu'on retrouve symbolisé dans une affectivité centrée sur une demande plus pressante de tendresse attentionnée.
      La pression du besoin semblant plus forte chez le mâle, on devrait en déduire qu'est également plus pressante chez lui la recherche de débouchés multiples pour sa satisfaction, y compris dérivée ou symbolisée. Les activités symboliques sont donc de ce fait fortement investies chez les hommes. En même temps, cet investissement étant effectué d'une manière ou d'une autre au détriment du besoin réel, le lien entre ces activités symboliques et la réalité est parfois fragile : la distance métaphorique est trop grande (les hommes fantasment davantage dans le travail, qui n'est pas toujours accompli rationnellement) et menace de rompre (les relations sont marquées par une violence plus explicite et moins maîtrisée).
      Les femmes, moins tournées vers l'extérieur que vers le corps propre et la récupération de ce qui fut une partie d'elle-même, l'enfant, ont une génitalité moins pressante, moins violente. L'organisation pulsionnelle serait donc davantage étayée sur les pulsions d'auto-conservation.
      Il est indéniable qu'il existe un "socle biologique" de la différenciation des sexes, mais il est difficile de savoir, à propos de telles différences de comportement, si elles relèvent de ce fond biologique, comme le suppose Freud, ou d'une socialisation dont des études récentes ont montré qu'elle commence dès la naissance, par la manière différente de traiter physiquement les bébés garçons et filles, qui conduit à des frayages neuronaux et à la stimulation de développements hormonaux différenciés. Si la réserve des femmes en société a une base naturelle, il est encore plus clair que les interdits sociaux traditionnels leur imposent la discrétion et la retenue. A contrario, la libération des moeurs n'a pas modifié certaines différences fondamentales entre hommes et femmes quant à la violence et à la sexualité : les femmes tapent sensiblement moins souvent les hommes sur les fesses que l'inverse, affichent moins souvent dans leurs bureaux des calendriers avec des photos d'hommes nus, se battent également moins souvent entre elles physiquement. En fait, le débat sur l'inné et l'acquis a peu d'incidence sur le résultat.
      En raison d'une affectivité centrée sur une exigence de protection, les femmes ont à l'origine du lien social un rôle facilitateur. Dans la configuration de la horde primitive, la domination d'un mâle puissant n'apporte qu'une protection modérée, les enfants étant tôt ou tard pris pour des rivaux et menacés de mort, de castration ou d'exclusion. Elles ne peuvent qu'encourager une première forme d'organisation qui a pour résultat de contrôler l'usage de la violence. Par ailleurs, la répression de la sexualité modère les sollicitations intempestives de la part de leurs congénères mâles, et sa sublimation fait d'elles les objets d'une attention plus idéalisée.
      Dans un deuxième temps, cependant, les femmes continuent à protéger les intérêts de la famille et les relations privilégiées dont elles sont l'objet de la part des hommes, alors que l'oeuvre civilisatrice se poursuivant, impose aux hommes des tâches toujours plus difficiles, impliquant une sublimation toujours plus poussée des instincts.
      Il n'y a peut être pas loin de l'homme primitif à l'homme civilisé, mais il y a tout de même entre eux l'épaisseur d'une abstraction grandissante des objets de la pulsion : le travail humain est de moins en moins physique, de plus en plus intellectuel et imaginatif; ses satisfactions sont symboliques, le travail en vient à être sa propre source de satisfaction; et même quand ces satisfactions sont matérielles, elles ne sont pas consenties directement : elles sont médiatisées par l'argent, par le versement d'une rémunération qui permet ensuite de se les procurer. Le travail, par ailleurs, - et c'est une caractéristique des sociétés modernes, - éloigne géographiquement l'homme du domicile, alors qu'autrefois le lieu du travail était contigu au lieu d'habitation.
      Comme l'être humain ne dispose pas d'une quantité illimitée d'énergie psychique, la part que l'homme en destine à des objets sociaux et culturels, c'est surtout aux femmes qu'il la soustrait, à la vie sexuelle et surtout à l'attention qu'il leur témoigne. Le contact constant avec d'autres hommes, les contraintes auxquelles le soumettent les rapports avec eux, le dérobent à ses devoirs d'époux et de père. Les femmes ainsi délaissées finissent par adopter envers la vie sociale une attitude hostile.
      On voit que le modèle, sous sa forme prototypique, contraint toute organisation au cours de son développement, - et l'entreprise plus que toute autre -, à se battre contre, ou à utiliser, les sentiments ambivalents dont elle fait l'objet de la part, tant des hommes (du fondateur notamment) que des femmes, en raison de leurs organisations pulsionnelles respectives.
      Nous sommes là en présence de trois acteurs : les hommes, les femmes et l'organisation, dont il faut maintenant approcher le fonctionnement séparément, chacun par rapport aux deux autres, pour saisir qu'en définitive c'est l'organisation qui se construit et prend de l'épaisseur dans un fossé d'incommunication entre les deux autres, c'est-à-dire les hommes et les femmes.

Du côté des hommes

      L'homme moderne au travail se vit comme contraint par l'ambivalence des femmes : d'un côté, elles le poussent à quitter le foyer pour travailler, gagner toujours plus d'argent, synonyme de sécurité, de confort et de prestige; de l'autre, - et au fur et à mesure qu'il y réussit -, elles lui reprochent de ne plus leur accorder l'attention dont elles ont besoin, ou de réduire cette attention au seul échange sexuel. Les hommes sont communément agacés par cette contradiction chez leurs compagnes, mais leurs arguments sont fragilisés par le fait qu'effectivement ils finissent par prendre davantage de plaisir à leurs investissements sociaux que familiaux, - et ce d'autant plus qu'ils y trouvent refuge quand précisément leurs femmes les agacent.
      Ce qui est vrai de nombre d'hommes au travail l'est encore davantage des dirigeants d'entreprises : l'entreprise est un objet d'investissements encore plus exigeant, qui prend, non plus seulement l'essentiel, mais la totalité de la disponibilité du dirigeant, et elle finit par être personnalisée comme une véritable concurrente par la femme.
      Il résulte pour les hommes au travail, et a fortiori pour l'homme d'entreprise, que leur représentation des femmes est portée à se dédoubler, suscitant des attitudes ambivalentes. D'un côté, les femmes tendent à devenir La Femme, un objet idéalisé, enjeu de plus en plus lointain de leur action, qu'elle prenne dans leur histoire les figures de leur mère (la femme du père auquel il s'identifie), de leur épouse, ou d'une égérie, muse inspiratrice et conseillère de leur entreprise. De l'autre, elles sont ces créatures du quotidien, exigeantes et inconséquentes, qui les usent de leurs reproches, les déprécient, et donc les fragilisent dans l'action même qu'elles les ont directement ou non poussé à entreprendre.
      Les femmes se présentent donc pour les hommes, tantôt comme un mobile, tantôt comme un frein à leur travail et à l'entreprise en général.
      Au contact des dirigeants d'entreprises, il nous est apparu que leur succès ou leur échec dépendait souvent de leur capacité ou non à prendre dans leurs relations avec les femmes ce qui leur permettait de se dépasser, et à fuir chez elles ce qui pouvait les freiner.
      Ceux qui y réussissent instaurent un schéma triangulaire dans lequel, de leur point de vue, la femme se donne à l'homme et l'homme se donne à son travail. Si le travail ramène de quoi contenter la femme, le triangle est heureusement bouclé. Pour les autres, l'échec vient de la perte de cette triangularité, la femme ou les femmes devenant plus importantes que le travail : ceux-là restent captif d'un schéma qui s'aplatit dans le duel, ce que la femme donne devant être rendu à la femme. Leur travail est parasité par les préoccupations féminines qu'ils font leurs. Ils évoquent une voiture qui avancerait, le moteur tournant à fond et les freins serrés : outre qu'ils vont moins vite, les pièces s'usent rapidement. La fatigue et la dépression ne sont pas loin.

Du côté des femmes

      L'ambivalence des femmes par rapport à la vie sociale apparaît plus précisément comme une ambivalence par rapport à la vie sociale des hommes, à laquelle elles sont empêchées de participer, étant cantonnées à la sphère des activités domestiques, qui ne sont pas socialement reconnues.
      Dans le modèle prototypique, les femmes attendent donc des hommes, d'une part une protection matérielle, d'autre part une reconnaissance symbolique, puisque sur ce plan seule la parole des hommes compte. Que cette reconnaissance soit exprimée par de l'attention ou de la tendresse, les hommes ont de leur côté quelques difficultés à la délivrer de manière à la fois régulière et renouvelée, étant davantage préparé par leur éducation à régler la question de la protection matérielle, et étant de fait distrait au quotidien par les exigences, mais aussi les stimulations, de leur travail.
      Les attentes des femmes peuvent alors se déporter sur les signes matériels de ce que les hommes ramènent à la maison : la rémunération et les satisfactions substitutives, matérielles et symboliques qu'elle procure. Mais le produit du travail est de ce fait investi de valeurs symboliques et il en est attendu plus qu'une simple protection matérielle. Les hommes ont fréquemment l'impression qu'ils ne gagnent jamais assez aux yeux de leur femme.
      Les femmes sont donc fondées à faire quelques reproches à leurs compagnons. Étant en elles-mêmes privées des attributs de la virilité, elles sont par contre juges de la virilité des hommes, et leur font rarement des cadeaux sur ce plan. Quand l'homme leur manquant d'attention, de surcroît, n'arrive pas à ramener de quoi leur procurer d'autres satisfactions, ou pire, de quoi simplement assurer la protection matérielle, alors sa déchéance est assurée. Et, dans ce cas, si l'homme ne remplit pas son contrat, pourquoi la femme devrait-elle continuer de son côté à effectuer les tâches domestiques qui, de surcroît, ne sont pas valorisées.
      Que ce soit par reproche ou simple usure de l'affection, les femmes retirent leur investissement des hommes comme les hommes le font des femmes, et il est logique que cette énergie soit tentée de se reporter sur les mêmes activités, à savoir une activité professionnelle, qui leur donne accès aux échanges socialement reconnus.
      C'est parfois un épisode extérieur, la nécessité d'un complément de revenu pour la famille, qui conduit la femme à prendre un travail. Mais cet épisode lui-même a des retentissements symboliques, car il signifie toujours à l'homme qu'il n'a pas pu remplir son contrat d'homme.
      Les femmes ne sont pas plus avancées car les hommes ne sont pas disposés, en sens inverse, à prendre le travail des femmes. Quand ils le font, c'est dans des proportions qu'ils trouvent remarquables par rapport à leurs dispositions et que les femmes trouvent ridicules.
      La contribution des hommes aux tâches domestiques n'est pas conçue par eux comme un investissements personnel, une récupération du rôle des femmes, mais comme un "coup de main" qu'ils donnent à leur femme, dont ils continuent à penser que c'est le rôle de s'occuper du domestique. En "aidant" leur femme, ils expriment ainsi que s'ils sont insuffisants, la femme non plus n'est pas toute-puissante dans son domaine.
      Un pas supplémentaire est franchi quand une femme décide de diriger elle-même une entreprise.
      Le choix, par une femme, de diriger une entreprise, comme d'ailleurs plus généralement de choisir un métier, interroge les fondements de la différence des sexes dans nos sociétés modernes. En prenant métier, et a fortiori en créant et en dirigeant des entreprises, les femmes s'approprient des attributs traditionnels des hommes. Un double mouvement paradoxal se dessine : d'un côté, ces femmes abandonnent leur féminité telle qu'elle est définie traditionnellement, et assument donc une masculinité adoptive qui, au regard des différenciations traditionnelles, ne peut être que problématique; de l'autre, cette masculinité nouvelle, comme leur féminité ancienne, est remise en cause puisque, ce faisant, les frontières entre les rôles des deux sexes deviennent floues.
      Les situations dans la réalité sont donc contrastées : certaines femmes d'entreprise sont sans doute des monstres au sens où elles ont opéré une transexuation, aussi bien de leurs motivations que de ce qu'elles offrent comme objet aux motivations des hommes; d'autres sont tout simplement des femmes au travail, et ne mettent pas dans la conduite d'une entreprise les mêmes affects que les hommes, ce qui les rend d'ailleurs redoutables en affaires. Un résultat commun est que cette évolution ne rend pas plus facile, ni aux hommes, ni aux femmes, d'être chef d'entreprise.
      En effet, si les femmes récupèrent, en travaillant et en exerçant des fonctions de direction, les signes traditionnels de la différenciation des sexes, on peut se demander ce qui va permettre de continuer à différencier socialement les sexes. Et si le travail ne remplit plus cette fonction, en quoi peut-il dans l'avenir continuer à être investi comme une valeur, notamment par les hommes, pour qui il était traditionnellement un des véhicules de leur identité sociale ? Autrement dit, qu'est-ce qui fera dans l'avenir qu'on ait envie de travailler, c'est-à-dire qu'on considère le travail autrement que comme une corvée ?
      Il y a là une question de société qui est rarement posée sous cette forme, mais qui n'en appelle pas moins une réponse en raison de son importance. D'ores et déjà, tous les hommes n'investissent plus le travail comme le lieu de la reconnaissance sociale de leur virilité. Où se déplace ce lieu ? La scénographie déployée autour de jeux collectifs à prédominance masculine, comme le football, nous suggère que le lieu social de la différence des sexes, de l'expression de la virilité, etc. tend à se déplacer dans les sociétés modernes vers des activités ludiques. Mais, pour formuler encore les choses autrement, pendant que les hommes s'amusent, qui va continuer à travailler ?

Du côté de l'organisation

      L'entreprise est une organisation qui, comme telle, est plus que la somme des individus qui la composent. Elle forme une entité qui obéit à une logique propre, de gestion, qui n'a souvent que lointainement à voir avec les intérêts particuliers des humains qui en sont les acteurs. En fait, comme toute institution, elle ne peut logiquement construire son existence qu'à condition de dépasser ces intérêts particuliers. Ce qui présuppose, pour sa propre existence, de contester leur existence aux humains qui la font vivre. Faute de quoi, restant suspendue aux stratégies individuelles de ces derniers, elle ne resterait qu'un groupement occasionnel et ne pourrait assurer une permanence nécessaire à son objet.
      Il en résulte pour l'entreprise la nécessité structurelle d'oublier sa propre histoire. Car cette histoire est inévitablement et paradoxalement celle d'une origine qui l'associe au trajet personnel, souvent d'un seul homme : son fondateur, pour qui elle n'a au départ qu'une place d'objet ou de moyen dans un projet. Le processus est alors paradoxal, qui conduit l'entreprise à devoir se construire sur la négation de ce qui la constitue, une subjectivité. C'est en quoi le mythe exprime bien que l'entreprise n'accède à la maturité comme organisation qu'à la condition d'un meurtre, fut-il symbolique.
      Ce meurtre est aussi la mise en cause d'un mode d'organisation de la sexualité dont se soutient au départ l'entreprise. La sexualité masculine, la volonté de se battre, sont un moteur pour l'entreprise à ses débuts, mais deviennent un élément parasite au fur et à mesure que l'organisation se stabilise dans son environnement et table davantage sur la conservation des acquis que sur la nouveauté.
      Cette évolution conduit l'organisation à faire une place plus importante aux femmes. Passivement, parce que la logique gestionnaire ne s'intéresse pas a priori à la différence des sexes : il faut que les gens travaillent, peu importe qu'ils soient des hommes ou des femmes. Mais aussi activement, en raison d'une organisation pulsionnelle propre aux femmes, qui semble les prêter à mieux fonctionner que les hommes dans des organisations devenues stables et de grande taille.
      L'attitude ambivalente des femmes par rapport à la vie sociale des hommes constitue selon les cas un moteur ou un frein de l'activité des hommes dans l'entreprise. C'est pourquoi, si ce sont d'abord des raisons historiques d'ordre socio-économique qui ont permis l'apparition et le développement du travail féminin, il semble bien que ce dernier se soit aussi présenté à l'usage comme le meilleur moyen pour les organisations, non seulement de contourner l'opposition des femmes, mais encore d'utiliser leurs qualités pour achever leur propre développement.
      Dans les organisations, les femmes sont moins motivées par le pouvoir et la compétition que les hommes, elles sont plus pragmatiques, ramènent plus facilement les échanges aux objectifs de travail. Ou bien, si leur fantasmatique est sollicitée au même titre que celle des hommes, la pulsion maternante des femmes a des résultats stabilisateurs complémentaires, voire préférables, au jeu des compétitions masculines. Elle peut même être l'essence d'une forme de management dans les organisations qui considèrent leur personnel comme des enfants. Dans le travail, elles sont plus régulières, ordonnées et capables d'un effort plus soutenu. En un mot, elles sont à bien des égards plus efficaces et plus intéressantes dans des organisations stabilisées sur leur marché, qui n'ont plus besoin de la capacité des hommes à inventer, à se battre, à développer pour ce faire des efforts intenses mais sur des périodes courtes.
      C'est pourquoi, en dehors de raisons historiques d'ordre socio-économique qui ont encouragé le travail des femmes, on les trouve désormais nombreuses à travailler dans les organisations, et notamment dans les services administratifs, privés et a fortiori publics.
      L'intégration des femmes dans les entreprises sert les visées d'une logique institutionnelle mue par l'idéal d'une organisation dont la sexualité serait absente, c'est à dire indifférenciée quant aux sexes et remplacée par des relations d'assistance de type mère-enfant, ou simplement rabattue sur un fonctionnement purement gestionnaire.
      Au mythe causal de la horde primitive et du meurtre du père, opérant pour l'approche des petites entreprises, répondrait donc un mythe final, qui serait celui de l'achèvement des grandes organisations : une société sexuellement indifférenciée, mue par une double logique maternante et gestionnaire, et dont le dirigeant serait une femme.
      Le mythe met aussi en scène la fin de l'entreprise de droit privé, puisque le déni du commerce entre hommes et femmes est un déni du commerce tout court, c'est-à-dire de l'échange entre des acteurs incomplets qui recherchent leur complément. Il est de ce fait opérant, non seulement pour l'approche des grandes entreprises, mais aussi pour l'approche de ce qui constitue leur au-delà : un univers où rien ne s'échangerait. L'évolution de l'intervention de l'État dans l'économie et la vie sociale au sens large, le développement dans le corps social, et dans les entreprises mêmes, de positions d'enfant-assisté vis-à-vis d'un État-providence, peuvent être étudiés à la lumière de ce mythe.


NOTES

(1) Lévi-Strauss C., Les structures élémentaires de la parenté, Paris, PUF, 1949, nouv. éd. revue La Haye Paris, Mouton, 1968; Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958.

(2) Enriquez E., De la horde à l'État. Essai de psychanalyse du lien social, Paris, Gallimard, 1983.


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