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Patrick Schmoll

L'Entreprise Inconsciente





Chapitre 2

L'INCONSCIENCE D'ENTREPRENDRE




Une passion aveuglante

      Ab. a fait toute sa carrière dans la fonction commerciale, pour le compte de fabricants de produits de luxe destinés au particulier. Il évoque non sans fierté son parcours professionnel, parti d'un emploi de VRP, pour arriver à une direction régionale des ventes au sein d'un groupe français de renommée internationale. Il a l'expérience de la prospection d'une clientèle de détaillants (boutiques) et de l'animation d'une force de vente d'une vingtaine de commerciaux. La nature du produit et une clientèle fréquemment féminine conviennent à son profil commercial : il est élégant, il a le port droit, le verbe facile, son argumentation est séduisante, voire séductrice. Le produit est cher, mais nous sommes sur un marché où l'argent n'est pas un problème : ni pour le client final, ni pour le détaillant, ni pour le fabricant, qui donne à Ab. tous les moyens (rémunération et frais) de représenter dignement son image de marque.
      Mais même les fabricants de produits de luxe viennent à rationaliser leur gestion commerciale, face à la concurrence qui joue sur les prix. Ab. a du mal à se plier aux nouvelles exigences de la direction : rapports de visites-clients, statistiques commerciales, gestion des stocks. L'animation de son équipe devient problématique, car ses jeunes commerciaux, formés à d'autres méthodes, sont au contraire acquis à cette plus grande rigueur. Ab. est un homme de terrain : il constate que son efficacité diminue parce qu'il doit consacrer à ce qu'il considère comme la "paperasse" un temps qu'il prend sur la prospection et sur l'animation de son équipe. En fait, les clients détaillants sont eux-mêmes de plus en plus sensibles aux arguments chiffrés, qu'il manipule moins aisément que les propos séducteurs. Sa rémunération, en partie indexée sur ses résultats, en est affectée. Il en vient à contester la pertinence des orientations prises par la direction et finit par négocier son départ.
      Ab. décide de ne pas réintégrer une entreprise productrice de grandes marques : les mêmes méthodes de gestion commerciale, selon lui rigides et inadaptées au marché du produit de luxe, se développent chez tous les fabricants importants. Il estime qu'il y a encore un marché pour des entreprises petites, innovantes, plus souples dans leur gestion, et auxquelles il peut apporter sa connaissance des produits et ses compétences commerciales. Il est embauché comme directeur commercial par un négociant en gros de produits de luxe, qui pense avec lui passer à la fabrication. Il accepte de ramener provisoirement ses prétentions salariales au niveau des possibilités de l'entreprise, en comptant sur le développement ultérieur de celle-ci.
      En fait, l'entreprise est de création récente et le dirigeant n'est pas un professionnel de la branche. Ab. doit tout à la fois concevoir la gamme, trouver les fournisseurs, et surtout ouvrir le marché pour des produits qui ne bénéficient pas de l'appui publicitaire des produits de grande marque, et ce avec des moyens commerciaux moindres (frais professionnels plafonnés, équipe de commerciaux moins bien payés, moins percutants que ceux qu'il animait jusque là). Après quelques mois, les relations entre Ab. et son employeur se détériorent. Ab. se plaint de la faiblesse de ses moyens; le dirigeant, pour sa part, constate qu'il a dépensé plus qu'il ne pouvait assumer, dans l'attente de promesses de résultats qui n'ont pas été tenues. Ses limites étant d'ailleurs atteintes, il lui faut déposer le bilan de l'entreprise.
      Ab. attribue l'échec de l'entreprise à l'incompétence du dirigeant en matière de gestion, ainsi qu'à sa méconnaissance du produit et du marché. Il décide de créer sa propre entreprise, puisque de toutes façons c'était déjà lui qui s'occupait de tout chez son employeur précédent. Il connaît la chaîne de fabrication et de distribution du produit du début à la fin. Il est séduit par l'idée d'être son propre chef, d'être rapidement (maintenant que personne ne le freine plus) à la tête d'une entreprise importante, et de faire de son propre nom une marque reconnue.
      Mais les moyens lui manquent encore davantage qu'avant. Ayant eu l'habitude de vivre sur un grand pied, il n'a jamais mis de fonds de côté. Il emprunte à des amis, qu'il fait entrer dans le capital de sa société. Mais le capital est vite consommé en frais de déplacements. Ab. finance la poursuite de son activité avec le crédit accordé par les fournisseurs. Or, le produit, sans étude de marché préalable, sans appui publicitaire, sans même un présentoir correct, est proposé trop cher et se vend mal. Les premières traites tirées sur les clients qui ont accepté le produit et sont mécontents de sa mévente reviennent impayées, altérant la confiance de la banque. L'entreprise est très rapidement en état de cessation de paiement : les fournisseurs commencent à envoyer les huissiers.
      Entre-temps, la réduction de ses revenus conduit Ab. à devoir vendre sa maison. Sa femme, qui l'avait épousé à l'époque où ses revenus attestaient la solidité de l'homme, ne comprend pas sa déchéance. Et d'autant moins que Ab., pour éviter de déchoir, limite les explications et dissimule ses dépenses à sa femme. En découvrant qu'il lui ment, elle décide finalement de le quitter.
      Ab. est à la rue. Plutôt que de chercher n'importe quel emploi, qui signerait la fin d'un rêve, une page tournée dans sa vie, il s'accroche à son projet. Il trouve une chambre dans un foyer d'hébergement pour nécessiteux, et obtient le bénéfice du RMI. Abandonné par une bonne partie de son entourage, notamment professionnel, il découvre l'humanité du foyer d'hébergement : toxicomanes, sortants de prison, quelques personnes qui ont un trajet analogue au sien. Il pense alors à recréer une entreprise sous la forme d'une entreprise d'insertion, dispositif qui permet de bénéficier de subventions d'équipement et de fonctionnement à condition d'embaucher des personnes en difficulté d'insertion socioprofessionnelle. Mais son projet annonce un budget de subventions important pour peu de créations d'emploi : les institutionnels n'y donnent pas suite.
      Entre-temps, il fréquente une femme avec laquelle il noue une relation trouble dont il reste captif : isolé, il a besoin de son soutien affectif, il a aussi besoin que quelqu'un ait besoin de lui; elle, également séparée de son mari, le materne, tout en ne pouvant s'empêcher de souligner régulièrement son échec et sa dépendance.
      Pour fuir cette situation, Ab. arrive encore à emprunter un peu d'argent à ses derniers amis pour, leur dit-il, suivre une formation, car il a décidé de rechercher un emploi. Il jure qu'il les remboursera dès ses premiers salaires. En réalité, il tente une ultime démarche commerciale pour vendre à prix réduit les produits qu'il a en stock. Mais sa confiance en lui, son crédit auprès de la clientèle de la région, et en fait aussi sa santé, sont désormais trop atteints. Ses contacts clients échouent lamentablement. Quelques temps après, il disparaît sans laisser d'adresse.
      Conclusion d'une passion. Passion aveuglante, puisqu'elle aura conduit Ab. à oublier les limites : limites de ses possibilités personnelles, professionnelles et financières, limites du marché, limites imposées par les règles de gestion d'une entreprise, la sienne et celles de ses employeurs. Passion consumante, aussi : Ab. n'est pas un escroc; s'il l'était, gageons qu'il s'en serait mieux sorti matériellement; pourtant, cette passion l'a conduit à devoir se déconsidérer à ses yeux comme à ceux des autres, finissant par tromper les dernières personnes sur la confiance desquelles il aurait pu s'appuyer pour refaire surface.

Qu'est-ce qui les fait courir ?

      Lorsqu'on interroge des créateurs d'entreprise sur les raisons qui les conduisent à "s'installer à leur propre compte", comme on dit, les mobiles exprimés sont divers. Les plus apparemment rationnels se rapportent à la perspective de gagner plus d'argent : on souhaite quitter un emploi salarié qu'on juge insuffisamment rémunéré, ou qui n'offre pas de perspective d'évolution de carrière; ou, plus prosaïquement, la création d'entreprise se présente pour certains chômeurs comme le seul moyen de créer leur emploi, - c'est notamment le cas, depuis peu, de nombreux cadres d'entreprise demandeurs d'emploi atteignant la cinquantaine, qui connaissent de sérieuses difficultés à retrouver un emploi salarié.
      Gagner plus d'argent n'est qu'en partie un mobile rationnel, - ou, plus exactement, l'argent est un mobile dont les rationalités sont multiples et pas toutes également apparentes -. Gagner de l'argent, c'est gagner les moyens de vivre. En cela, la création d'une entreprise peut se présenter comme une opportunité à saisir, parfois comme une planche de salut. Mais l'argent est aussi le moyen privilégié, parce que le plus commun, de la reconnaissance sociale. La fréquentation des créateurs d'entreprise draine fréquemment des conversations fantastiques, au coin d'une table de café, sur le train de vie que va leur ouvrir la réussite de leurs projets : les femmes, les voitures, les résidences avec piscine, les voyages.
      D'autres mobiles exprimés avouent un versant plus personnel, voire passionnel. Toujours médiatisé par l'argent : on a assez donné, assez travaillé pour un patron, maintenant on veut aussi recevoir, travailler pour soi. Ou plus idéalisé : on veut prendre des responsabilités, diriger des hommes, créer quelque chose de neuf, laisser sa marque. Les formulations sont plus diverses, plus riches, moins précises aussi, plus difficiles à argumenter. En définitive, gagner de l'argent se présente comme le mobile le plus simple à formuler, celui que les créateurs d'entreprises partagent entre eux au-delà des idées très différentes qu'ils peuvent avoir sur l'usage qu'ils en feront; c'est aussi la fonction même de l'entreprise que de gagner de l'argent, et c'est ce que leur environnement : leur femme, leur banquier, leurs salariés, attendent d'eux. La rationalité se borne au raisonnable : puisque tout le monde est d'accord avec cette bonne raison, il n'y a pas lieu de s'interroger davantage.
      D'ailleurs, l'heure n'est pas au pourquoi. Les nécessités du présent : étudier la faisabilité du projet, trouver les fonds, mettre en place une première organisation, sont gouvernées par la question du comment. On s'interrogera sur soi dans un an, lorsqu'on sera paisiblement allongé au bord de la piscine nouvellement acquise.
      Lorsqu'on rencontre les mêmes créateurs d'entreprise six mois ou un an plus tard, leur philosophie a évolué. Les fantasmes sont toujours là, mais l'entreprise n'y est plus aussi immédiatement associée comme moyen d'y parvenir. En fait, les difficultés inévitablement rencontrées dès le début du lancement de l'activité : chiffre d'affaires insuffisant, financement insuffisant, retards et erreurs de fabrication et de livraison, mauvais payeurs, ont fait de la réalisation de ce projet le parcours du combattant que connaissent bien les créateurs. La perspective de gagner plus d'argent, ou même simplement de gagner de l'argent, s'éloigne comme une ligne d'horizon à mesure qu'on avance. Dans de nombreux cas, on réalise qu'on doit au contraire travailler davantage et se serrer davantage la ceinture que lorsqu'on était salarié.
      Les difficultés obligent à remettre sur la table la question du pourquoi. L'absence ou le retard des résultats pécuniaires interrogent la rationalité du choix de la création d'entreprise. Certains créateurs "jettent l'éponge" à ce moment-là, le but affiché n'ayant pas été atteint. L'expérience les aura néanmoins transformés, et aura notamment modifié leur approche du "patron". Ils chercheront à intégrer ou à réintégrer une entreprise comme salariés. Certains employeurs se méfieront de ces candidats qui ont un jour eu le goût de l'autonomie et connu la tentation de prendre leur place. Mais ceux qui leur accorderont leur chance découvriront des collaborateurs qui ont acquis une expérience globale de l'entreprise et qui, pour autant, ne revendiqueront pas cette place car ils savent, pour l'avoir vécu, que n'importe qui ne peut pas la prendre.
      Les créateurs d'entreprise qui continuent malgré les difficultés sont contraints, si ce n'est déjà clair dès le départ, de modifier leur représentation de leur projet : leur projet d'entreprise, et de ce fait même, leur projet personnel, voire leur conception du monde en général. D'autant plus que leur environnement les presse désormais d'examiner la rationalité de leurs choix initiaux : leur banquier, leurs amis, leur conjoint ne comprennent pas qu'ils s'entêtent. S'ils continuent plus avant, ils vont contre ce qui est raisonnable, et ils vont devoir aller contre l'avis de ceux qui les entourent, au risque de s'éloigner de leurs amis, de leur conjoint, de leur famille.
      Le choix n'a plus de raisonnable que l'espoir d'effectivement gagner de l'argent au bout de cette traversée. Mais le fantasme sous-jacent tend lui aussi à perdre de sa consistance : les femmes, les voitures, la piscine ne suffisent pas à expliquer le risque désormais pris dans la poursuite de cet engagement. Le créateur d'entreprise sait qu'il est en train d'aller contre son environnement social et familial, c'est-à-dire qu'il est en train de perdre la reconnaissance sociale qu'il s'attachait au contraire à accroître en se lançant dans ce projet. Ce n'est donc pas un rêve qu'il poursuit : les rêves n'ont pas de poids dans la balance quand ce sont des pans de la réalité, sa maison, sa femme, que l'on commence à perdre. Les choix obéissent désormais à une autre rationalité, qui ont fait basculer la création d'entreprise sur le versant de la passion.
      La poursuite d'une création d'entreprise au-delà des difficultés qui auraient dû raisonnablement conduire son créateur à abandonner, nécessite une mutation : de moyen qu'elle était pour la réalisation d'objectifs plus ou moins tangibles, plus ou moins fantasmatiques, elle devient pour son créateur une fin en soi. Mutation essentielle : l'entreprise y acquiert un commencement d'existence en tant qu'entité distincte.
      Ce moment peut être discerné dans la manière dont les créateurs parlent de leur entreprise, laquelle peut être rapprochée de la manière dont ils en parlaient six mois ou un an plus tôt, avant le lancement de leur projet. Au départ, les propos se situaient dans la rationalité d'un système d'échanges, même dans leurs formulations émotionnelles : on en a assez de donner, on veut recevoir. A l'arrivée, la recherche d'un équilibre d'échanges a fait place à la passion oblative : non seulement on ne reçoit pas, mais on donne davantage, et même on se donne à l'entreprise, pour ainsi dire corps et âme.
      Toute la différence est résumée dans la mutation du raisonnement budgétaire. Si on part avec un budget, on ne raisonne plus en se disant : "J'ai besoin personnellement de tant, et j'investis le reste pour l'entreprise". On se dit, au contraire : "L'entreprise a besoin de tant, donc j'investis et j'essaie de vivre avec le reste". Dans cette inversion de la perspective, l'entreprise prend la priorité. Parce qu'elle devient le lieu de la reconnaissance personnelle, donc de l'identité, de son fondateur. Elle le représente, elle doit réussir parce que c'est sa réussite qui prouvera la réussite de l'entrepreneur.
      On pourrait s'arrêter à dire que ce versant passionnel de la création est un parasite d'une bonne gestion de l'entreprise, et qu'il faut le considérer comme périphérique, sinon nuisible, puisque dans un cas comme celui de Ab., qui n'est pas rare, il peut conduire à sa perte (et parfois aussi à la perte des fournisseurs impayés). Pourtant, même le cas de Ab. montre que cette passion est un moteur nécessaire, peut-être indispensable, de l'entreprise, surtout à ses débuts.
      L'exemple de Ab. illustre que la poursuite d'une entreprise au-delà des considérations rationnelles qui auraient dû amener sa cessation rapide, n'est possible que parce que d'autres raisons y poussent son créateur : la passion de prouver quelque chose aux autres, ou de se prouver quelque chose à soi-même, permet au créateur de dépasser (et l'oblige à dépasser) les limites du raisonnable. Dans le cas de Ab., les limites du raisonnable se confondant avec celles du possible, leur dépassement conduit à l'échec. Dans d'autres cas, dans le cas de la plupart des PME que nous connaissons, l'entreprise se nourrit de cette passion, qui est pour elle une énergie qui soulève les montagnes, lui permet de survivre, de durer, à travers des difficultés qui auraient dû "raisonnablement" conduire au découragement de son dirigeant et à la cessation de l'activité.
      Par définition, il faut quelqu'un pour créer une entreprise, et le succès de cette dernière dépend étroitement de l'implication personnelle de ce quelqu'un. Comprendre cette implication est une nécessité de l'approche théorique et pratique du management des PME, car cette compréhension doit permettre d'en reconnaître les effet constructifs, autant que d'en prévenir les effets d'aveuglement (1).

Le cabinet libéral comme non-entreprise

      Cette implication passionnelle donne naissance à l'entreprise comme entité, que le créateur reconnaît comme telle parce qu'en elle il se reconnaît lui-même. A partir de cette relation confuse, l'entreprise va se développer selon sa logique propre, que le créateur, selon les cas, encouragera ou freinera, captif qu'il est de la contradiction inhérente au processus de création : favoriser le développement de l'entreprise, puisqu'il exprime son propre succès, ou freiner ce développement, dont il va se rendre compte qu'il échappe inexorablement à son contrôle. L'examen auquel nous nous livrons dans les chapitres suivants d'un certain nombre de problèmes de management spécifiques aux PME, notamment à certaines étapes de leur développement organisationnel, montre qu'ils tiennent fondamentalement à une gestion difficile par le chef d'entreprise de sa propre implication. Et cette gestion est forcément difficile parce qu'elle demande de sa part de faire, par étapes, le deuil de quelque chose en quoi il a d'abord été nécessaire qu'il s'implique passionnément.
      Le dispositif du droit autorise et renforce ce processus d'autonomisation de l'entreprise, puisque celle-ci peut, sous la forme d'une société, avoir une personnalité morale, distincte de celle de ses actionnaires et porteurs de parts, aussi bien que de ses dirigeants.
      Ce processus définit à notre avis ce qu'est une entreprise en tant qu'organisation et permet de la différencier assez finement d'autres modes d'organisation du travail humain qui ne sont pas, de ce point de vue, des entreprises.
      L'observation des professions libérales : médecins et paramédicaux, experts-comptables, avocats, etc. fournit à cet endroit un bon exemple a contrario de ce que nous essayons de formaliser ici.
      Nous ne considérerons que la situation telle qu'elle prévaut en France actuellement. Le cabinet libéral est centré sur la personne du professionnel, qu'on peut considérer comme son fondateur; il est souvent constitué en société; il fournit des prestations rémunérées dans un cadre de droit privé; certains cabinets ont des dimensions, un chiffre d'affaires, des effectifs salariés, qui les rendent comparables à de grosses PME. Pourtant, sauf exception, le cabinet libéral peut difficilement, par vocation autant que d'un point de vue organisationnel, être considéré comme une entreprise.
      La formation et la déontologie du professionnel installé en libéral lui imposent un rapport essentiellement personnel avec son client, dans lequel les institutions n'interfèrent que limitativement. Il en résulte que le client n'a jamais affaire à une entreprise dont le professionnel serait le patron, mais bien toujours à une personne et à elle seule. Le droit, ici aussi, et toujours pour ce qui concerne la France, confirme ce caractère personnel de l'exercice libéral en protégeant la relation avec le client des intrusions tierces, et en fixant des conditions personnelles de formation pour l'accès à la profession, et donc pour l'ouverture et pour la cession d'un cabinet.
      De ce fait, le cabinet ne saurait exister et se développer comme entité distincte de la personne du professionnel. Il ne reste jamais qu'un moyen au regard d'une vocation et d'un exercice professionnels individuels, il ne peut devenir une fin en soi. Le professionnel ne peut céder son cabinet qu'à un autre professionnel. Il ne peut le considérer, par exemple, comme un patrimoine à transmettre à ses enfants, sauf pour eux à suivre la même formation. L'objet de la transmission n'est pas une entité reconnue : on cède un local, des meubles, une clientèle; l'essentiel du cabinet était dans la prestation du professionnel cédant qui, elle, qui ne peut être transmise.
      Les sociétés d'exercice libéral sont pour la plupart des sociétés civiles permettant l'association de plusieurs professionnels conservant chacun leur clientèle et leur revenu, et d'ailleurs imposés séparément par le fisc sur ces revenus. L'organisation interne des cabinets en association exprime très clairement qu'ils ne sont qu'une mise en commun de moyens, en matériel et en personnel, entre des professionnels dont l'exercice reste fondamentalement individuel.
      En fait, les sociétés de libéraux traduisent encore mieux que l'exercice individuel, que le cabinet est une non-entreprise, voire une non-organisation. Contrairement à la définition qu'on peut donner d'une organisation, qui est quelque chose de plus que la somme de ses parties, le cabinet en association n'est pas autre chose que l'addition des compétences qui la constituent. Un associé ne peut être reconnu comme fondateur du cabinet : il en faut au moins deux. Même si l'un des deux a quitté l'association par la suite, celui qui reste ne peut se prévaloir de son ancienneté pour avoir rang sur les autres associés. La réputation du cabinet est directement liée aux noms des associés. Un associé qui arrive ou s'en va, apporte ou remporte sa clientèle et sa réputation. Le cabinet ne peut rien capitaliser et, du reste, la culture professionnelle de ses membres ne les invite pas à capitaliser : l'argent qui rentre, déduction faite des frais nécessaires d'équipement, de fonctionnement et de personnel, ressort aussi vite pour constituer le revenu de chacun des associés.
      Ce type de fonctionnement a un certain nombre de conséquences sur les possibilités de développement des cabinets libéraux en France, et probablement sur la gestion de leurs ressources humaines.
      Le cadre légal et déontologique freine le développement des cabinets qui, par exemple, pour les professions d'avocat et d'expert-comptable, sont loin d'atteindre les dimensions de certains de leurs collègues européens, notamment anglais. Mais ces contraintes ne font qu'exprimer un état de la culture de ces professions, qui a de toutes façons des incidences à tous niveaux. C'est ainsi qu'en règle générale un cabinet a du mal à définir une stratégie commune permanente, c'est-à-dire qui ne soit pas constamment remise en cause par les stratégies individuelles des associés. Les moyens communs sont réduits au minimum nécessaire : chaque nouvel investissement, souvent jusqu'à l'achat d'un nouveau tapis ou le remplacement d'un luminaire, et a fortiori les investissements liés à une stratégie d'expansion qui obère nécessairement leurs revenus individuels, doivent faire l'objet d'un accord entre associés, faute duquel, éventuellement, le départ d'un associé important en désaccord menacerait l'existence même du cabinet.
      Ces conditions influent la gestion des ressources humaines de certains de ces cabinets, du moins certains de ceux qui nous sont connus. Le personnel y est payé au plus juste. Comme pour le reste des moyens mis en commun, on n'investit pas dans les compétences, au niveau du recrutement ou de la formation continue, au-delà de ce qui est strictement nécessaire au fonctionnement quotidien du cabinet. Toujours en raison du caractère personnel de l'exercice libéral, les secrétaires, bien que payées par la société, n'ont pas l'impression de travailler pour celle-ci, mais pour tel ou tel des associés. L'organisation du travail consiste d'ailleurs, plus fréquemment qu'un partage rationnel des tâches entre les secrétaires, en un partage des secrétaires entre les associés. Il en résulte que le personnel a moins l'impression de travailler avec les professionnels autour d'un projet commun, que pour les professionnels dans l'intérêt exclusif et immédiat de ces derniers. Cet état d'esprit obère également les possibilités de développement du cabinet.
      Certains professionnels souhaitent bien entendu réagir, notamment en perspective de l'ouverture de leur marché à leurs confrères européens, qui les incite à atteindre assez rapidement une "taille critique" en dessous de laquelle ils sont menacés de disparition, ou tout au moins de sérieuses difficultés, sans accès possible aux segments les plus intéressants de leur clientèle. Certains cabinets, si l'on pense toujours aux avocats et aux experts-comptables, ont déjà une dimension nationale, souvent associée, précisément, à une réelle capitalisation autour d'une revue qui leur assure une image de marque, et en fait une identité distincte des professionnels qui y travaillent (Fiduciaire de France, Lamy, Lefèvre, etc.). Par ailleurs, le cadre légal évolue et autorise désormais la création de sociétés de capitaux d'exercice libéral (SAEL et SELARL).
      Mais le mode d'approche que nous proposons du développement des organisations permet de formuler quelques prévisions. Le développement des cabinets ne peut que continuer à être freiné par la prévalence d'une culture du rapport personnel entre un professionnel et son client. Les nouvelles sociétés d'exercice libéral présentent par exemple un attrait limité pour les investisseurs, la législation imposant que le capital reste contrôlé par des membres de la profession. Les possibilités d'ouverture à des non-membres de la même profession restent donc limitées, qui auraient pourtant permis, voire obligé, l'instauration d'une culture commune d'entreprise.

La notion de "point aveugle" du management

      Les modalités de l'implication du dirigeant dans le projet de son entreprise déterminent deux attitudes possibles, antinomiques, mais qui présentent des inconvénients comparables pour la conduite de sa gestion.
      D'une part, il doit garder la tête froide, savoir évaluer les coûts, les risques et les gains avec une certaine distance aux choses. Mais il peut, de ce fait, ne pas s'impliquer suffisamment, ou baisser les bras à un moment donné en face des difficultés rencontrées, parce qu'elles expriment que les limites du raisonnable ont été franchies : le découragement du dirigeant menace alors la pérennité de l'entreprise. D'autre part, il lui faut au contraire s'impliquer, mais il peut s'impliquer à un point tel qu'il s'expose à ne plus écouter que ses convictions, au mépris du bon sens et de la réalité qu'il rencontre.
      Comme les deux attitudes sont également nécessaires, et que, par ailleurs, tout être humain tend à passer par des moments d'emportement comme de découragement, on a l'impression que la marge laissée au créateur d'entreprise pour l'utilisation la plus adéquate de son énergie personnelle est étroite. Sa position est même paradoxale : quelle que soit son attitude, elle est nécessaire et pourtant l'expose à l'échec.
      En fait, le paradoxe n'empêche pas la plupart des chefs d'entreprise d'exercer leur fonction, mais peut déterminer un aveuglement très localisé de leur mode de management. Localisé mais souvent constant : marqué par la répétition inexpliquée des mêmes difficultés.
      Le défaut d'implication du créateur d'entreprise est fatal s'il est une donnée de départ : l'entreprise a besoin de quelqu'un pour la porter, a fortiori pour la porter sur les fonds baptismaux. Mais généralement, l'implication ne fait pas défaut au démarrage. Elle survient par la suite, au moment où les difficultés apparaissent, puis se multiplient. La baisse du tonus, le découragement, sous la forme du "Ce n'est plus raisonnable", parfois même un accès dépressif sévère, invitent à baisser les bras, à fuir l'accumulation des responsabilités, à disparaître, à s'effacer.
      La psychanalyse y voit une manifestation de ce qu'elle appelle la "pulsion de mort". Pour autant que la création d'une entreprise peut être considérée comme une oeuvre de vie, constructive, on peut considérer que la pulsion de mort à l'oeuvre dans l'âme même de son créateur est ce qui la menace le plus. Existant comme entité, elle peut devenir en ces occasions l'objet d'un retournement de cette pulsion vers l'extérieur, sous la forme d'une agressivité réactionnelle de son créateur qui lui reproche d'être la cause de tous ses tracas.
      Cette attitude démissionnaire peut n'être pas globale, mais pour d'autres raisons, qui tiennent à la personnalité du chef d'entreprise, à son histoire, être localisée sur un aspect seulement de sa fonction qui le rebute. La personnalité de chacun, son histoire, sa formation, définissent des motivations et des systèmes de valeurs, des idéaux et des interdits : un être humain tend à se spécialiser, personnellement et professionnellement, dans ce dans quoi il est le plus efficace, et surtout dans ce qui lui apporte le plus de satisfaction, au regard de ces motivations et valeurs; certaines actions lui sont au contraire difficiles, voire déplaisantes ou moralement interdites. C'est le cas, par exemple, de créateurs d'entreprise qui ont une formation et un passé professionnel technique et répugnent fréquemment à sortir de cette fonction pour en assumer d'autres, notamment la fonction commerciale. Dans l'exemple de Ab., dont les valeurs sont celles d'un commercial, c'est par contre le refus de prendre en considération, et donc de traiter, les contraintes administratives de gestion, qui contribue à la perte de l'entreprise.
      La fonction du chef d'entreprise implique sa présence permanente et sur tous les fronts, au moins au démarrage de l'entreprise. Il ne pourra par la suite déléguer certains aspects de sa fonction à des collaborateurs spécialisés qu'à condition d'avoir montré qu'il n'a pas refusé de les assumer lui-même. La délégation ne consiste pas à se décharger de quelque chose qu'on ne veut pas faire.
      Inversement, une trop grande implication personnelle du chef d'entreprise peut également poser des problèmes, notamment aussi, comme on le verra plus loin, de délégation. L'exemple de Ab. illustre le cas extrême où l'implication glisse vers l'emportement passionnel, le créateur d'entreprise devenant aveugle et sourd à toute considération imposée par la réalité.
      En fait, le cas de Ab. montre bien que l'évitement comme l'emportement peuvent être deux aspects d'une même difficulté personnelle à assumer tous les aspects de la fonction de chef d'entreprise. L'évitement non analysé de certaines contraintes de gestion conduit à une répétition d'erreurs également non analysées. La focalisation au contraire sur la seule fonction commerciale sert d'excuse à l'évitement : on n'a pas le temps de s'occuper de la paperasse. Les idéaux du commercial exercent une attraction fascinante qui empêche de voir le reste. La poursuite de l'évitement précipite la fuite en avant. La passion qui devait être le moteur de l'entreprise, devient le moteur de sa perte.
      Sans aller jusque là, si on considère les entreprises qui passent le cap des premières années, il nous paraît clair qu'un certain nombre de problèmes de management qui s'y posent de manière répétitive, résultent de la persistance chez le dirigeant de telles attitudes d'évitement, ou d'une implication personnelle qui obture les possibilités de délégation, voire d'une conjugaison des deux phénomènes.
      La personnalité, les motivations, les valeurs du fondateur s'expriment plus ou moins consciemment dans ses choix stratégiques et managériaux. Celles qui demeurent non analysées projettent sur la représentation qu'il a de son entreprise et de sa gestion une zone d'ombre qu'il méconnaît.
      On peut donner de cela une illustration métaphorique, que nous utilisons parfois en formation : celle du phénomène du point aveugle, que connaissent bien les lycéens qui ont fait un peu de physiologie de la vision en cours de sciences naturelles.


Fig. 1


      La surface rétinienne de l'oeil n'est pas homogène : les cellules sensorielles ne sont pas réparties uniformément. Une zone circulaire de la rétine, qui correspond au débouché du nerf optique, est même totalement dépourvu de ces cellules. Cette zone est appelée "point aveugle", et elle détermine dans notre champ visuel une zone correspondante que nous ne percevons pas. On la met en évidence par l'expérience de Mariotte.
      Considérons le dessin de la figure 1. On demande de fermez l'oeil gauche et de fixer la croix avec l'oeil droit en plaçant la page aussi près du visage que le permet une vision distincte, puis d'éloigner la page, toujours en fixant la croix. A un certain moment, le disque noir semble s'effacer : la surface paraît uniformément blanche.

      L'explication est donnée par la figure 2. Dans la position de départ (1), l'image du disque noir se forme sur une zone de la rétine pourvue de cellules sensorielles. Dans la position d'arrivée (2), l'image du disque se forme sur le point aveugle, dépourvu de cellules sensorielles, d'où la disparition apparente du disque.
      Dans la vie courante, l'existence du point aveugle est inaperçue. D'une part, la très grande mobilité du globe oculaire déplace constamment et rapidement la zone correspondante de notre champ visuel. D'autre part, et surtout, le cerveau rétablit illusoirement la continuité du champ : dans l'expérience, si le disque noir se trouve sur du papier de couleur, toute la surface est vue dans cette couleur dans la position 2, quand le disque disparaît.
      L'expérience fournit une analogie avec ce qui se passe quotidiennement dans la conduite de nos affaires, lorsque nous nous appuyons sur les informations que nous collectons dans notre environnement pour prendre des décisions d'ajustement à cet environnement. Le phénomène a deux aspects distincts que nous formulons ainsi :
      1/ Il y a des choses que nous ne voyons pas, et
      2/ Nous ne voyons pas que nous ne les voyons pas.
      C'est le deuxième aspect dont il faut souligner les effets : s'il n'y avait que le fait que des choses échappent à notre perception ou à notre entendement, nous opérerions spontanément une correction. Ce n'est pas le cas parce que notre cerveau interprète d'emblée nos perceptions, rétablit la continuité des images, mais aussi du sens de ce qui est perçu, et nous sommes portés à nous satisfaire de cette interprétation pour prendre des décisions.
      Ainsi un organe essentiel à la vue, le nerf optique, est aussi paradoxalement celui qui détermine une faille dans la vision. Il en est de même pour le noyau inconscient du projet du chef d'entreprise, qui est nécessaire à l'entreprise en ce qu'il motive le dirigeant à prendre une place que n'importe qui ne peut pas prendre : parce qu'en définitive la raison pousserait n'importe qui à l'éviter. L'inconscience est nécessaire à la fonction de chef d'entreprise, même si elle détermine aussi un aveuglement partiel de sa gestion.

L'exemple du management des entreprises artisanales

      Un exemple fréquent et typique de "point aveugle" en management nous est fourni par les entreprises artisanales. Les artisans ont un métier qu'ils ont, idéalement, appris avec leur père au sein de l'entreprise familiale, dont ils ont hérité par la suite. Ou bien ils se sont formés à ce métier dans un cadre scolaire par des professionnels qui véhiculaient les mêmes valeurs. Leur identité professionnelle est attachée à la réalisation d'un produit de qualité; celle-ci se définit, non pas en fonction de ce qu'il se vend, ni même par la satisfaction du client, mais en fonction de la conformité aux règles de l'art, établies par la communauté des pairs. L'action commerciale n'intéresse pas l'artisan, elle est même une déchéance : elle oblige à des considérations mercantiles qui salissent la beauté et la pureté de la production en tant que telle. On est bon, donc le client doit vous mériter.
      Cette attitude a des incidences commerciales, et détermine l'évolution de pans entiers des métiers de l'artisanat.
      Une étude réalisée auprès d'encadreurs pour le compte d'un fabricant de produits pour l'encadrement (baguettes, cadres, cartons) nous a permis d'approcher cette profession. Au cours de nos entretiens, nous avons rencontré deux groupes culturels bien distincts. Les uns ont été formés au métier de l'encadrement dès l'apprentissage, conduit chez un encadreur, éventuellement jusqu'au CAP. Détenteurs historiques de l'identité de la profession (ils contrôlent le syndicat professionnel), ils n'en sont cependant plus numériquement les plus représentatifs. Attachés à des formes traditionnelles de travail, leurs produits sont chers : cadres à moulures ouvragées, dorure à la feuille, lavis, etc. et ne répondent plus au marché moderne de l'image. L'explosion du marché de la décoration d'intérieur et de l'image (lithographies, affiches) a conduit un grand nombre de personnes à s'installer sur un positionnement "image" et à intégrer une activité d'encadrement à partir de produits techniquement simples : baguettes en bois mais aussi en aluminium livrés précoupés par le fournisseur avec un système de montage rapide, cartons. Les produits sont souvent plus design, maintiennent un positionnement haut-de-gamme et génèrent une forte marge. Ces nouveaux venus à l'encadrement sont nombreux, ils ont une formation initiale qui n'a rien à voir avec le bois et la dorure, parfois une formation supérieure.
      Les artisans préfèrent manifestement leur travail à l'atelier que le contact clientèle qui permet de vendre ce travail. Ils préfèrent réduire leur marge pour aligner leurs prix, que d'avoir une démarche commerciale active. De ce fait, ils travaillent beaucoup, ne comptent pas leur temps, pour pouvoir dégager de quoi embaucher quelqu'un pour les seconder. Et dès qu'ils peuvent embaucher quelqu'un, au lieu de recruter un aide qui les décharge du travail à l'atelier pour qu'ils consacrent davantage de temps en clientèle, soit en conseillant les clients au magasin, soit en démarchant, ils embauchent au contraire une vendeuse qui leur permet de s'enfermer à l'atelier pour ne plus rencontrer le client. Un grand nombre d'entreprises plafonnent donc à ce seuil d'activité correspondant à un seuil d'effectif : un patron plus une vendeuse.
      Nombre de nouveaux venus ont aussi ce comportement. Leur choix professionnel fait suite au renoncement d'une carrière précédente, par obligation ou par idéal (travailler dans un domaine artistique, être son propre chef d'entreprise), plutôt qu'à des impératifs matériels. Le système de valeurs véhiculé par l'artisanat, qui donne préséance à l'amour du travail bien fait sur les considérations d'argent, convient bien à ceux d'entre eux dont le parcours professionnel a été marqué par les difficultés pécuniaires. Nous avons qualifié dans certains cas leur itinéraire "d'idéalisation du ratage".
      Mais, à la différence des traditionnels, certains d'entre eux ont une démarche commerciale active. Ils raisonnent en gestionnaires, ils ont constaté que l'image est un produit d'appel, mais que la marge est réalisée sur l'encadrement. Ils démarchent les entreprises, professions libérales, chaînes d'hôtels pour vendre la décoration des bureaux, salles, chambres au moyen d'affiches montées sous verre ou encadrées.
      Par ailleurs, la grande distribution commence à proposer aux particuliers des fournitures pour l'encadrement, des clubs d'amateurs se constituent, concurrençant sérieusement les professionnels. L'artisan est contraint de se replier sur le créneau limité de ce que l'industrie et la distribution moderne ne peuvent pas prendre : restauration de cadres anciens, encadrement traditionnel coûteux, lavis peints à la main, etc. Pour autant, la grande distribution ne menace pas de prendre tout le marché. L'avenir semble appartenir à des professionnels travaillant sur des produits standardisés, qui peuvent conserver un positionnement haut-de-gamme, à partir d'un savoir-faire plus élémentaire que celui des artisans, mais proposant un conseil et un service que ne peuvent assumer les grands magasins spécialisés parce que, jouant sur les prix et les marges, ils ne peuvent placer dans leurs rayons encadrement un personnel correctement payé pour cela.
      Ainsi évolue donc une profession, par disparition de ceux qui ne voient pas et par émergence de nouvelles entreprises et de nouveaux managers.

Fonction sacrificielle du patron

      Le chef d'entreprise a dans l'entreprise une place que personne d'autre ne peut lui prendre. Ce n'est pas (en tout cas, pas uniquement) une question de pouvoir lié à la propriété du capital. Bien sûr, l'entreprise appartient à son dirigeant. Et nul ne contestera que si elle est une réussite, il en tire des avantages matériels significatifs. Mais elle n'est pas toujours, ou pas tout de suite, une réussite, et c'est souvent là, dans l'adversité et les difficultés, qu'on reconnaît que le pouvoir ou l'appât du gain ne suffit pas à expliquer le choix de devenir, et surtout de rester dans ces conditions, un chef d'entreprise.
      L'entreprise lui appartient, certes, mais lui-même ne s'appartient plus : réciproquement, il appartient à l'entreprise, en raison de la relation passionnelle qui le fait exister à travers elle. Le chef d'entreprise a, de par cette position, des prérogatives, mais assume aussi des contraintes, qui sont, les unes comme les autres, hors du commun, au sens premier où elles lui confèrent un statut d'exception.
      On parle fréquemment de la "solitude" du pouvoir, à propos de l'étude individuelle d'hommes exceptionnels. Nulle part la nature de cette solitude ne nous apparaît mieux qu'à l'approche des chefs d'entreprises, dont le nombre fait de cette solitude une particularité remarquable, parce qu'on la retrouve ainsi partagée par des milliers de ces êtres d'exception, et qu'on peut l'étudier à ses tout débuts, puisqu'elle est liée à la naissance de l'organisation qui les y enferme progressivement.
      Le créateur d'entreprise réalise son inconscience quand il découvre que créer une entreprise n'est pas simplement exercer une profession. Exercer une profession suppose de produire un travail contre une rémunération. Le professionnel en libéral exerce une profession, il ne dirige pas une entreprise. Créer et diriger une entreprise exige un au-delà : de donner plus que ce qu'on était au départ disposé à donner.
      L'existence de l'entreprise comme entité en soi, dès le moment où elle est créée, empêche le fondateur de se réfugier derrière l'alibi du "j'ai fait ce que je pouvais". L'entreprise doit survivre, se développer. Son dirigeant sera mesuré à l'aune de ses résultats, non de son travail. Si l'entreprise échoue, le dirigeant ne sera, ni excusé, ni consolé d'y avoir travaillé autant ou davantage que ses collaborateurs. L'entreprise n'est pas le prix de son travail, mais celui d'un don de toute sa personne, d'un sacrifice.
      Plus question pour le créateur d'une entreprise, et par la suite pour le chef d'entreprise, de marchander sa force de travail, de pouvoir compter son temps entre l'entreprise, sa famille et ses loisirs. Le travail passe avant tout. Certes, il ne travaille pas continuellement, mais continuellement il est disponible : les conjoints et les enfants de chefs d'entreprise savent, pour le vivre quotidiennement, qu'il peut être sollicité à tous moments, en famille et pendant ses loisirs. Eux-mêmes contribuent souvent par leur travail à la marche de l'entreprise, et donc à cet effacement des limites entre vie privée et vie professionnelle.
      Quel patron ne se demande pas parfois s'il n'a pas trop sacrifié à cette créature exigeante, au risque de perdre dans ce qu'il sacrifiait ce qui était peut-être l'essentiel : ceux qui l'aimaient. Comment formuler une réponse autrement qu'en termes missionnaires : "Il le fallait". Il le fallait, parce que les rapports d'un dirigeant à son entreprise ne sont pas les rapports d'échanges que les autres acteurs de l'entreprise : salariés, finançeurs, clients, fournisseurs, entretiennent avec elle. Ce sont des rapports d'appartenance. L'entreprise appartient à son dirigeant, ce dernier appartient à l'entreprise; l'entreprise et lui s'appartiennent mutuellement.
      La notion de sacrifice devient alors inhérente à la fonction du chef d'entreprise. La logique du développement de l'entreprise comme organisation va pousser cette notion jusqu'au bout, puisqu'elle impliquera que le fondateur s'efface progressivement pour permettre ce développement. Il y a dans ce processus tous les ingrédients qui justifient une approche en fait anthropologique de l'entreprise.
      Car il n'est en rien naturel pour un homme de se sacrifier ainsi. Créer, reprendre, diriger une entreprise : dès lors que le choix en est fait, l'entrepreneur semble abandonner une part de son humanité, car il quitte le monde normal du travail, gouverné par l'échange marchand d'une force de travail contre une rémunération. Le sacrifice, le don de soi lui ouvrent les dimensions du sacré et du mythe, où il prend le rôle de celui qui dépasse sa condition première : le héros.
      Un de nos clients, dirigeant d'une PME, nous exprime sa conception de sa place, non seulement dans l'entreprise, mais dans la société : "Voyez-vous, il y a une paresse fondamentale des êtres humains, qui fait qu'ils sont portés à ne donner d'eux-mêmes que le minimum nécessaire. Ce qui fait que la plupart du temps ils laissent dormir en eux ce qu'ils ont de meilleur : il faut qu'on aille le chercher en eux, il faut les forcer à le donner pour qu'ils dépassent leur condition. Partant de là, il y a sur terre deux espèces d'humains. Il y a ceux qui, le matin, pour s'arracher du lit, pour quitter leur foyer, ont besoin de quelqu'un qui leur donne des coups de pieds au derrière, ne serait-ce que leur femme. Au travail, ils ont besoin qu'un patron soit là pour les obliger à se dépasser, à tirer de leurs tripes plus que ce qu'ils sont prêts à donner, et donc pour les obliger à donner le meilleur d'eux-mêmes. Et il y a ceux qui n'ont pas besoin de quelqu'un d'autre, qui peuvent prendre sur eux, qui se donnent à eux-mêmes les coups de pieds au derrière nécessaires pour aller plus loin. Il n'y a que ceux-là, qui n'ont pas besoin de quelqu'un d'autre, qui peuvent de ce fait être le "quelqu'un d'autre" pour d'autres qu'eux. Et comme ce n'est pas tellement naturel, il n'y a pas tellement de raisons de se donner à soi-même des coups de pieds au derrière, ils sont forcément moins nombreux que les autres".
      Qu'est-ce qui pousse un humain à donner davantage que ce que ses inclinations paresseuses le porterait à donner ? Cette force est au delà de soi, il faut qu'elle vienne d'ailleurs, mais d'un ailleurs qui dans son cas est pourtant contenu en lui et qu'il ne peut que méconnaître : "C'est plus fort que moi", ainsi s'exprime l'effet de la pulsion.
      Dans nombre de cas, c'est une femme qui va donner à ce mouvement son impulsion. La Femme, en fait, avec des majuscules. Le récit de la horde primitive exprime que l'objet de la première organisation des hommes entre eux, c'est l'appropriation des femmes, et que ces dernières en restent l'enjeu lorsqu'ensuite il s'agit de pérenniser cette organisation. Elles y ont un rôle de juge de la virilité des hommes. La fréquentation des chefs d'entreprise, les entretiens qu'on peut avoir avec eux "d'homme à homme", - comme on dit quand on parle d'affaires professionnelles en laissant tomber le langage professionnel -, montre constamment le rôle qu'ont pu y tenir les femmes en général, une femme en particulier, ou La Femme comme idéal, sinon dans la création de l'entreprise, du moins dans la traversée des moments difficiles : le chef d'entreprise-homme y a cherché et parfois cru y trouver une référence, un point d'ancrage, l'autre à qui il s'adresse et témoigne de son don de lui-même. Cette expérience rappelle que l'organisation se construit sur un renoncement et une promesse dont les femmes sont l'objet.
      Parfois, aussi, Dieu est désigné à cette place de l'Autre. La sublimation de l'enjeu confirme alors définitivement la dimension sacrée de la fonction du chef d'entreprise. On retrouvera une telle conception, exprimée ou discrète, dans les mobiles qui animent les décisions et actions de maint chef d'entreprise, qu'il soit d'ailleurs pratiquant ou non de telle ou telle confession. On sait par ailleurs, depuis les travaux du sociologue Max Weber (2), qu'elle a joué un rôle essentiel dans la naissance et le développement du capitalisme, notamment dans les pays de confessions réformées.
      Et s'il n'y a ni Dieu, ni maîtresse, de plus en plus fréquemment absents de nos temps d'incroyance et d'insensibilité... alors l'héroïsme n'est-il pas à son comble, car le chef d'entreprise, comme les philosophes indiens, n'a plus en lui que le vide pour y puiser les ressources de sa motivation, quand l'URSSAF et le Trésor Public, monstres de notre mythologie moderne, hantent ses cauchemars où, ni dieu, ni nymphe ne viennent plus le soutenir ?


NOTES

(1) On pourrait, de là, imaginer un dispositif d'évaluation de la faisabilité des projets de création d'entreprise, qui intégrerait les paramètres personnels du créateur, en vue de déterminer les probabilités de succès ou d'échec de tel projet au vu de la personnalité de son porteur. Nous avions entamé une telle réflexion avec un établissement de crédit spécialisé dans le financement des créations d'entreprise. Le problème du finançeur d'un projet est le suivant : le projet peut être innovant, l'étude de marché peut avoir défini une clientèle potentielle, le retour sur investissement peut être intéressant... mais on ne sait pas si le créateur d'entreprise, en tant que personne, indépendamment de ses compétences, tiendra la route. Une évaluation de son potentiel est-elle alors possible ?
      De ce qui précède, on peut déduire que la réflexion ne pouvait avoir de suite. L'étude de faisabilité d'un projet consiste à le définir à l'intérieur des limites du raisonnable. Le facteur humain n'est pas inscrit dans ces limites. Les paramètres personnels à retenir pour une évaluation du porteur du projet conduiraient à donner un aval à celui qui, pour pouvoir durer et faire durer le projet, présente un certain degré de folie, par ailleurs difficile à mesurer. Un directeur de banque nous donnait en privé sa définition du "profil" du créateur d'entreprise : "quelqu'un à qui il manque une case". Ce qui ne l'empêchait pas de traiter avec des créateurs d'entreprise. Profil reconnu comme nécessaire, inévitable, du créateur, avec qui le partenaire raisonnable qu'est le banquier aura toujours du mal à dialoguer.

(2) M. Weber, Economie et société, trad. fr., Paris, Plon, 1971.


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